Les Innocents. Comme le nom du bar où j’étais assise lorsque j’ai vu deux hommes éjectés d’un scooter, percutés par une voiture de police en début de soirée vendredi 25 septembre 2020. À l’angle de la rue Ordener dans le 18ème arrondissement de Paris, je tourne la tête, alertée par un gyrophare déclenché. La seconde d’après la voiture de police percute deux hommes sur un scooter. Le conducteur est au sol.

Tous les témoins sont formels. Certains ont vu la police griller le feu, d’autres les ont vu rouler très vite. Dans les deux cas, il était impossible pour le motard d’anticiper le choc et de ralentir en traversant le carrefour au feu vert. Selon les témoins de la scène, le gyrophare a été démarré au dernier moment, juste devant le feu.

Je filme la scène. La police s’arrête et se dirige vers les deux victimes. L’homme qui est au sol n’est pas mis en PLS par les policiers, et je ne les vois pas non plus appeler les urgences tout de suite.

Après avoir filmé la scène je prends mon téléphone pour appeler les pompiers. Je leur explique qu’une voiture de police a percuté un scooter avec deux hommes qui sont blessés mais conscients. Le pompier me demande de lui passer le policier.

Proche de la police à ce moment, j’entends les agents parler à la victime qui est à terre, et leur dire qu’ils n’auraient grillé le feu rouge : “Ce n’est qu’un accident de voiture”.

Les victimes : Deux hommes algériens

Quelques minutes après l’accident, alors que Brahim*, le conducteur de la moto est à terre et souffre, ils contrôlent ses papiers d’identités et arguent déjà que c’est lui qui a commis une infraction en ne s’arrêtant pas au feu rouge.

Il m’explique que lorsqu’il était au sol en train de crier, l’un des policiers l’a menacé : “Pourquoi tu cries ? Ferme ta gueule ou je t’embarque !”. D’après lui, le policier a refusé de lui  donner son nom et lui a retiré son téléphone lorsqu’il a voulu le prendre en photo.

À la sortie de l’hôpital, Brahim me confie que ce n’est pas la première fois qu’il voit ce même policier conduire aussi vite :

Il conduit comme un ouf, il joue avec la vie des gens ! C’est toujours lui qui conduit, c’est un gradé. C’est des cowboys !

Une passante qui a tenté de parler aux victimes me dit : “C’est de la hagra (injustice en arabe) ! La police dit que les motars sont en tort, alors qu’on les a tous vu griller le feu !”

Après le choc, Brahim et Walid*, toujours en attente des premiers soins, subissent un éthylotest et un test salivaire sont imposés au conducteur… et au passager. Des tests qu’ils vivent comme une autre humiliation.

Le scooter percuté illustre la violence du choc. 


Isoler les victimes et éviter les témoins

Après l’accident, beaucoup de passant·e·s filment la scène, mais lorsque l’on s’approche, la police nous empêche de filmer. Une femme qui a témoigné auprès de la police m’a même assuré qu’ils les avaient menacé avec une gazeuze. Elle confirme la version de Brahim en me disant qu’elle les a vus prendre le téléphone d’un des blessés.

Le policier au volant lors du choc, loin d’être traumatisé, continue son travail de quadrillage de la zone, comme si de rien n’était, et me dit : “Vous croyez qu’il va y avoir une bavure policière ?” Lorsque je le prends en photo, il ose même “prendre la pose”.

Ce même policier empêche Walid de se déplacer et de parler aux passant·e·s : “Si vous êtes blessés, allez là-bas !” Me voyant insister pour discuter avec la victime et prendre des photos, il me suit, me menace et me prend en photo avec son téléphone portable.

Choqué·e·s, mais plus étonné·e·s. Les habitant·e·s connaissent la brutalité policière et me disent que “c’est courant”, qu’il n’arrivera probablement rien à ces deux agents de la police, même s’ils “savent qu’ils ont fait erreur”. L’un d’eux dit aux policiers :

Y’a pas de respect, si vous continuez vous allez tuer tout le monde !

Walid, le passager du scooter, a réussi à appeler son frère. Mais lorsqu’il arrive sur les lieux, les policiers l’empêchent de l’approcher. Blessé et choqué, au lieu d’être pris en charge comme une victime, il est isolé des autres. “Ils m’ont dit ne t’approches pas, tu ne parles pas avec lui !” me raconte son frère Malek.

Pendant plus d’une heure, il observe son frère de loin, entre les allers-retours des policiers, les requêtes sans succès auprès des urgentistes. Lorsque Walid est emmené à l’hôpital, ils refusent de lui dire où : “Elle m’a dit qu’elle ne pouvait pas dire dans quel hôpital ils vont l’emmener. »

Ils voulaient rien dire, entre policiers et policiers, ils veulent rien dire. Ça veut dire que c’est nous les méchants.

Tout le temps de l’intervention, les policiers se sont attachés à dissuader les observateurs et observatrices potentielles de la scène. Lorsqu’un journaliste s’est approché pour filmer, un policier a voulu l’en empêcher et lui a dit que c’était juste un accident banal.

Le pronostic vital des deux victimes n’est pas engagé. Walid a pu rentrer chez lui après une nuit à l’hôpital, et Brahim qui conduisait le scooter est sorti en béquilles, avec 5 jours d’ITT.

Victimes d’un accident de la route, ils se sont sentis coupables d’avoir croisé la police. Après le choc, et les humiliations vécues, ce sera le temps de la justice et des réparations. Walid et Brahim souhaitent porter plainte contre la police, mais Malek*, le frère de Walid, qui nous a parlé du racisme de la police qu’il vit depuis des années, a peu d’espoir : “Même la justice est avec eux. Quand tu dis policiers, tu dis la justice. Et quand tu dis la justice, c’est la police.”

*Les prénoms ont été anonymisés.

Anissa Rami 

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