Salopette et casquette rétro, tatouages apparents sur le cou et les bras, à 46 ans, Bruno, a tout du titi parisien, années 50’. A l’autre bout de la table, Quentin, 19 ans, baraqué, le regard déterminé, coiffure soigneusement étudiée, de la crème anglaise sous l’acier. Une ambiance apaisante dans une péniche à la déco old school et haute en couleur, avec « Blue Valentine » de Tom Waits en fond. Des masques exotiques, des portraits sur planches de skate, des cd à gogo, des guitares accrochées au mur, fruit d’un autre talent de Bruno, celui d’ébéniste.

Tournée générale de café. « Les tatoueurs sont des hommes charmants », sourit Quentin. Le tatouage. Une passion qui enflamme une famille… Très tôt. Alors que les petites filles s’entraînent à rouler des pelles sur leur main et que les garçons se balancent des boulettes de papier et comparent leur anatomie dans les toilettes, Bruno commence à tatouer sur les bancs de l’école, avec des aiguilles et de l’encre de stylo. Il avait alors une dizaine d’années. Quand il ne pratiquait pas sur son propre corps, des copains volontaires prenaient la relève. Une occupation ludique, mais qui ne semble pas être l’élément déclencheur de sa future carrière.

Bruno grandit. Les filles, le rock’n’roll et la bière coule à flot. Ses potes se font tatouer chez Marcel à Paris, un des rares salons de la capitale à l’époque. Mais l’idée de les suivre ne l’effleure pas. « Je m’en foutais, confie Bruno, ça ne m’intéressait pas. » Destiné à une carrière de peintre décorateur de théâtre et de ciné, un voyage à Tahiti marque un tournant décisif dans sa vie. Il avait alors 26 ans. Il apprend à tatouer selon la méthode traditionnelle. La machine est enclenchée. Quentin naîtra durant ce long séjour.

Entre les biberons et les couches-culottes, le fils a été touché par le virus. Trois ans plus tard, la petite famille quitte Tahiti. Mais aucun traitement curatif possible. A cinq ans, les premiers symptômes d’une longue histoire d’amour. « A la maternelle, la maîtresse se demandait pourquoi Quentin ne dessinait pas sur le papier mais sur son bras, au feutre. Quand elle m’a vu, elle a vite compris ! », raconte Bruno. C’était la belle époque. Bruno bossait avec Tin-Tin, (célèbre tatoueur parisien),  ils revenaient de New York… Quentin était entièrement immergé dans la culture. Une culture rock’n’roll et marginale. Six ans, premier tatouage. Papa offre gracieusement sa cheville à son fils plein de détermination. « Mon père m’a fait monter ma machine [à tatouer], j’ai fait mon dessin, une tête de mort avec deux ailes de papillon et le chiffre treize à l’intérieur. J’ai trouvé ça plus sympa que de tatouer nos noms à moi et mon frère », se souvient Quentin.

Bien sûr, il précise qu’à 6 ans, son tatouage était loin d’être folichon. « Mais c’était pour le geste. » Une lubie de jeune garçon ? Sûrement pas. Et Quentin compte bien le prouver. Il n’a que 13 ans lorsqu’il se lance dans son premier vrai tatouage, un lettrage sur Joey, tatoueur à Fontainebleau. Une bonne dose de stress ! « Ce tatouage était prévu mais je n’y croyais pas trop jusqu’au soir où Joey m’a encouragé à le lui faire. » Certes il n’était pas parfait mais cette expérience l’a poussé à continuer pour s’améliorer.

A la recherche d’ « âmes charitables » pour s’exercer, son frère lui offre ses cuisses. Alexis est le Cartman (personnage de South Park) de Fontainebleau. C’est ainsi qu’on le nomme. Un jeune homme rond et sympathique qui n’a peur de rien ou presque. Quentin immortalisera ce clin d’œil en lui tatouant un Cartman à son effigie, bonnet de marin sur la tête sous lequel est inscrit « Fils de Mouette ». Histoire de continuer dans sa lancée et en référence aux talents de cuisinier de son frère, il lui fera aussi un crâne coiffé d’une toque de cuisinier, couteau et spatule croisés, avec en dessous « De la crème et du beurre ». Ici on fait dans la classe et l’élégance.

Et ça leur a valu une bonne crise de rire. Pour Quentin, c’était un tatouage pour le souvenir du moment présent. « Le tatouage ce n’est pas seulement la jolie pièce qui durera dans le temps. C’est malgré tout le cas, mais si vous pensez à vos 80 ans, lorsque vous serez tout fripé, dites-vous que vous serez encore rock’n’roll ! » Bruno est fier de ses gamins. « C’était rigolo de voir mes deux fils devenir l’un tatoué, l’autre tatoueur surtout qu’ils ont commencé jeunes », dit-il, une étincelle dans le regard. Celle-là même qui pourrait briller dans l’œil d’un professeur fier de lui. Mais Quentin n’a pas croisé que des professeurs du calibre de son père. « Les « enseignants Lucien Cézard » [collège]. Ils sont là depuis 40 ans et sont ultra-conservateurs », déplore Quentin en s’allumant une cigarette.

« J’avais une prof de français qui trouvait bien que je trouve ma voie, qui m’encourageait dans le dessin. Comme je dessinais tout le temps et qu’elle relevait les cahiers chaque mois pour les noter, elle notait aussi mes dessins », sourit-il. Ce qui n’était pas le cas de sa prof de maths, visiblement moins compréhensive, déclarant qu’il n’aurait aucun avenir dans ce milieu, qui par ailleurs n’était pas un vrai métier selon elle. « Elle m’a mis deux heures de colle quand je lui ai dit que je gagnerais trois fois plus qu’elle en un an », ironise notre jeune tatoueur. « Ce qui était vrai en plus », ajoute son père.

Durant ses années de collège, Quentin ne fréquentait pas vraiment les autres gosses à l’extérieur de l’établissement. « Ce n’était pas trop l’époque où on traînait à boire des bières dans les cafés. Mon seul plaisir c’était d’être au shop (salon), je ne voyais pas trop l’intérêt de traîner. » «Je te disais toujours d’aller traîner avec des jeunes de ton âge, j’avais l’impression que tu n’avais pas de vie d’ado ! Enfin, après tu t’es bien rattrapé », plaisante son père. Ainsi, une fois les cours fini, il fonçait au salon pour se former et découvrir en profondeur cet univers qui lui plaisait tant. « Il a fait un vrai boulot d’apprenti », dit Bruno. « Il soudait les aiguilles à l’époque où on ne les achetait pas déjà faites, il faisait des carbones, entretenait les machines, réalisait des autoclaves… »

Et Quentin gagnait cinquante centimes par aiguille soudée. Le métier de tatoueur ne se cantonne pas à trois coups d’aiguille ! De la rigueur, de l’organisation et des règles d’hygiène sur lesquelles Bruno ne transige pas. Cela fait partie de l’apprentissage. Et Quentin met du cœur à l’ouvrage. « Mon père n’a jamais décidé pour moi mais m’a toujours soutenu, il prenait le temps de m’expliquer chaque élément qui pouvait me servir. Depuis mes huit ans je dis que je serai tatoueur.»

15 ans. Un âge où les jeunes passent leurs journées à boire de la bière devant leurs jeux vidéos et fument des éléphants roses. A ce moment-là, Quentin est en Belgique. Il rencontre un vieil ami de Bruno, le batteur du groupe Channel Zero (Heavy Metal Belge). Bruno lui apprend à exercer le piercing en échange d’une place pour Quentin dans le shop. Son but : commencer à faire ses armes sans être constamment sous l’aile de son père. C’est là qu’il tatoue une coiffeuse de la ville. Sa première cliente inconnue. « C’était l’expérience la plus stressante de ma vie, tous les commerçants se connaissent », confie Quentin. Mais plutôt pas mal pour un début. C’est bien passé. La cliente était ouverte, ils avaient beaucoup insisté sur la notion « fils de tatoueur, dans le milieu depuis toujours, etc. ». Hélas tous les clients ne se montrent pas aussi confiants, malgré sa volonté et ses dessins qui emballent le public. « Pour eux, l’âge est un gage d’expérience, c’est vrai aussi, mais certains tatoueurs à 50 ans sont toujours aussi mauvais ! » affirme Quentin.

Et les efforts, ça paye. Première convention (rencontre) de tatouage  alors qu’il était tout petit à Paris, puis Stockholm en tant que visiteur. Mais c’est à une convention en Suisse qu’il mettra vraiment son talent à contribution. Il enchaînera huit tatouages dans la journée. Des clients qui ne semblaient pas très regardants sur son jeune âge. Et son talent était indéniable à leurs yeux.

Déjà tatoueur professionnel à 17 ans, il décide de passer lui aussi sous le feu des aiguilles. A l’époque, il a fait un « guest » chez Flo (actuel Street Art Family à Tours) où il travaillait une semaine par mois. Le relationnel est un bon moyen de se faire un nom dans les milieux artistiques. Une réelle complicité subsiste entre le père et son fils. Des points communs qu’ils se sont trouvés en grandissant, que ce soit dans la musique, l’art, les grands classiques, en plus du tatouage. Quentin appelle son père par son prénom. Un professionnalisme bien ancré ? Une distance affective ? « Quand j’ai commencé à bosser au shop, je faisais l’accueil et je n’étais pas tout le temps sûr des tarifs. Alors quand je les lui demandais, je ne voulais pas crier « papa » à travers le shop devant les clients et les autres gars, ce n’est pas très pro ! Et c’est resté. », explique t-il. Ce qui ne semble pas perturber le père plus que ça. Dans le milieu, il reste le fils de Bruno aux yeux des gens mais il sait que ça évoluera au fil de son expérience.

A 48 ans, Bruno est prêt à passer la main à son fils. Il se concentre sur la fabrication des machines à tatouer, activité qu’il exerce depuis 1995. Il possède d’ailleurs des distributeurs dans toute l’Europe. Activité qui emballe moins Quentin pour le moment bien que conscient de son utilité. « J’aime bien l’aider et je pars du principe qu’il est nécessaire de bien connaître sa machine. » En attendant, il compte s’engager dans la marine. Prendre du recul, découvrir et apprendre de nouvelles choses et surtout revenir un diplôme en poche. La marine offre aussi de bon clients. « Nous recevons tous au berceau les croyances de notre tribu en tatouage ; la marque peut sembler superficielle, elle est indélébile » (Oliver Wendell Holmes).

Aude Duval

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