Tout le monde savait bien qu’elle était plus proche de la tombe que du berceau. Même si personne ne s’aventure à dire son âge, on s’en fout, c’est Paulette. Elle a arrêté de vieillir dans les années 1970. Notre rencontre remonte à un week-end de novembre, une de ces journées pourries où même les chrysanthèmes aimeraient être des radis le temps éternel d’une averse, pour pas se tremper les plumes. Dans ces rues qui mènent aux puces de Montreuil, « Ma Cave » nous ouvrait ses portes, histoire de se réchauffer les os autour du poêle.

Passé la porte du troquet, que d’autres appelleront rade ou bouge, la tenancière nous accueillit d’un « bonjour », avec un « r » qui n’en finissait pas, un de ceux qui en dit long, qui sent le faubourg et les histoires de truands. Dans la pièce régnait un mélange d’odeurs qui invitait à se poser et attendre autour d’une belotte ou d’un tarot le temps que Pompidou veuille bien causer dans le poste et que les Verts gagnent leur énième Coupe de France.

Entre le navet, la gitane, le poêle à bois, le Bourguignon, le café et la litière du chat, les effluves avaient dû croiser Proust et sa madeleine, parce que ça sentait comme chez grand-mère. « Qu’est ce qu’ils prendront ? », lance celle qui ressemblait à s’y méprendre à la rombière de « La Traversée de Paris ». « Eh bien, on va vous prendre un café et deux chocolats chauds. » Si le café ne semblait pas poser trop de soucis, elle n’avait pas de quoi faire les chocolats.

D’un côté on aurait dû regarder avant les trognes et le contenu des verres. « Bah, on va prendre deux demis alors. » A ce moment une bonne âme assise autour d’un verre de rouge nous sort : « On voit bien que vous connaissez pas la Paulette, ici y’a pas de demis, ici on boit que des obus. – Allons-y pour deux obus alors. »

Paulette sort du frigo deux grandes bouteilles de bières de 75 cl et poursuit « avec ça y prendront bien des verres ». Avec un litre et demi de bière à trois, j’avais bien l’intention de partager, alors « allons y pour trois verres ». Le café est arrivé à moitié vide. L’autre moitié étant par terre, avec les autres, parce que la Paulette elle sucrait un peu les fraises. Nous savions en nous posant ici que quelque chose allait se passer, il suffisait d’attendre, d’ouvrir les écoutilles, et puis ce qui arriva… arriva, l’ordinaire et le quotidien dans toute sa poésie, entre tendresse et résignation, nostalgie et amertume, avec son lot de quidam éreintés, cabossés mais vivants.

Une fois les obus dégoupillés, la discussion est rapidement venue autour de l’objet de notre recherche de la journée, un foutu vélo, parce qu’aux puces de Montreuil, on peut trouver ce genre d’objet pour pas cher, les roues dépareillées et sans le service après vente mais à 30 euros, faut pas faire le bégueule.

Fous le camp qui campait depuis le début sur le formica du comptoir s’est alors réveillé, « j’ai quelq’chose pour toi », puis il est parti. « Qu’est ce qui va encore nous ramener celui-ci », grommela Paulette. « Et pourquoi vous le surnommez Fous le Camp ? », personne ne le savait vraiment. Mais il y avait plusieurs raisons tout de même, la première sans doute parce que personne n’arrivait à prononcer et se souvenir de son prénom yougoslave, il en avait gardé un accent terrible malgré ses 30 ans d’errances de rade en rade du côté de Bagnolet et Montreuil. Et puis surtout, dit Paulette, « quand il est gris (bourré), il est insupportable, faut gueuler pour qu’il sorte d’ici, je lui ai déjà foutu des coups de balai pour qu’il sorte, mais y’a rien à faire, alors… » Le sobriquet Fous le camp coule de source.

En tout cas, au bout de vingt minutes, Fous le camp revient avec un cadre de vélo sous le bras, « tiens j’te le vends pas cher. – Merci mais t’as les roues et le pédalier, parce que là, c’est pas commode. » Il me répond qu’il peut les avoir mais il doit d’abord les retrouver, en attendant il m’explique que son cadre c’est de la bonne came, c’est yougoslave, et qu’il a fait le tour du pays avec. Paulette toujours derrière le zinc sort « qu’avec trois obus tu peux repartir avec le cadre ». Je décline l’offre.

C’est à ce moment que l’Auvergnat, celui qui nous avait conseillé les obus, est venu poser son verre sur notre table : « Faut pas vous faire avoir par Fous le camp, c’est un cave, pi’Maman elle vaut pas mieux. » Ce sur quoi « Maman », en l’occurrence Paulette, répond d’un « ta gueule ! » bien senti. L’Auvergnat n’avais pas de prénom non plus. Lui c’était un « cantalou » comme il disait, un vrai, contrairement à Paulette, elle, « c’était une demi-rouergate (aveyronnaise), des miséreux qui bouffaient le pain des autres », poursuit-il en regardant Paulette impassible, qui avait dû l’entendre déjà une bonne centaine de fois.

Alors, comme une bonne centaine de fois certainement aussi, il raconta son histoire, son enfance sur les escaliers de la butte, parce que lui « c’est un vrai titi de la butte, pas un bobo à la con ». Pas besoin de le titiller beaucoup pour qu’il poursuive dans son langage, un argot de bistrot parisien riche en métaphores, emprunts et poésie, comme celui de Jeanson.

« J’ai grandi dans un café charbon, mes parents comme tous les cantalous montés sur Paname, en ont acheté un sur la butte dans les années 30, alors moi, j’ai grandi sur la butte, à livrer de l’eau et du charbon et puis à faire des conneries. J’en ai pris des torgnolles par la vieille. Putain ce qu’elle était pas commode. Quand l’instit passait au café pour lui dire que j’avais pris les chemins buissonniers, ça se réglait à coup de beignes, pis attention, la mère, elle était commac alors je les sentais passer. Ah oui c’était comme ça… Mais on n’était pas malheureux là haut sur notre village. »

Il a connu la rue de Lappe, le Balajo à l’époque où la rue était tenue par les Auvergnats, les halles, les abattoirs de la Villette comme dans la chanson de Vian… Bref, un Paris que les moins de 50 ans n’ont pas connu. On écoute forcément, puis on prête aussi l’oreille aux histoires de « Tony le Gitan », hébergé durant la guerre par Django Reinhardt, qui jouait de la guitare aux gamins, les veinards…

Quand l’Auvergnat pousse la porte de l’antichambre à Bacchus, ça devient croquignol. Et ce soir-là, on a eu droit à un récital de chants communards, chansonnettes et autres « escaliers de la butte sont durs aux miséreux… », et à Paulette de lui donner la réplique. « Un jour maman, finissait-il, je t’emmènerai sur la butte, celle que je connais, on ira se bouffer une glace… », « depuis le temps que je l’entends, celle-ci, j’y crois même plus », répliquait invariablement Paulette.

Elle aussi avait ses souvenirs, les plus vieux remontaient au temps où elle pêchait la truite dans son Aveyron natal : « Y en a qui avait des sous, ils la pêchaient à la dynamite, nous on utilisait l’eau de javel, c’était moins cher et puis y avait juste à les cueillir sur le ventre pour les vendre aux restos. » Des souvenirs plus récents, celui du gang des postiches (connu dans les années 1980 pour avoir braqué des banques parisiennes) qui venait boire un coup : « Ils rinçaient la gueule à tout le monde, des gens adorables, quand je pense qu’y en a un qu’a été retrouvé suicidé dans une poubelle, faut quand même pas prendre les gens pour des cons… »

Paulette avait pourtant résisté, même en béquilles elle était là dans son troquet, certainement incapable d’envisager autre chose. De son zinc, elle a vu passer les années. Des jours de payes où les cols bleus oubliaient leur bonne femme et les gosses le temps d’une cuite princière, aux dimanches pluvieux qui ressemblent à s’y méprendre à une chanson de Brel.

« Ma cave » a été rachetée, pour faire un restaurant oriental « gastronome ». Paulette, rien au monde n’aura l’odeur de ton bourguignon, même si les services d’hygiène auraient fait de ta cuisine un cas d’école.

Adrien Chauvin

Paru le 25 janvier 2010.

Adrien Chauvin

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