Je me rends dans un petit café parisien. J’ai rendez-vous avec Madame Claire Sauval, veuve de l’emblématique Docteur Sauval, bien connu de nombreux médecins urgentistes. Je suis donc intimidé par cette femme qui a accepté de me raconter les circonstances de la mort de son mari et sa situation depuis son décès le 5 octobre 2006. 

« C’est de mon mari, Patrick Sauval, que vous me demandez de parler, me dit-elle, c’est donc de lui que je vous parlerai. Je ne veux ni faire pleurer ni envenimer une situation sociale difficile en vous parlant de moi. Je vous parlerai simplement que de lui. Il fut médecin à l’hôpital Necker et est décédé d’épuisement en héros heureux d’un travail qui l’épanouissait, d’une passion qui consistait à sauver la vie des autres. Dans le cadre de ses fonctions au SAMU il a mené sans relâche cette lutte. Tout comme Patrick, de nombreux médecins urgentistes mériteraient que vous parliez d’eux. Mais j’ai vécu, aimé et partagé la vie de ce médecin. Sa vie mérite que les gens sachent ce qu’il fut, ce qu’il a fait et comment il est mort. »

Patrick Sauval a travaillé vingt-cinq ans pour le SAMU de Paris. Comme tous les médecins de ce type de service, il ne comptait ni ses heures, ni ses efforts. Enchaîner les heures de travail était pour lui quelques choses de normal, presque une banalité : 48 heures, 56 heures, plus encore ? « C’est possible, je ne sais pas exactement, me dit Claire d’une voix triste, presque absente lorsqu’elle se replonge dans ses souvenirs. J’aurai dû mal à vous dire combien il faisait d’heures exactement tant cela semblait aller de soi : les médecins de cette génération avaient le service public chevillé au corps. Il lui était inconcevable de rentrer chez lui en laissant des jeunes sans expérience ; si un « ancien » n’était pas à l’hôpital pour assurer le bon fonctionnement du service, il lui semblait normal de revenir ou de prolonger sa garde. »

Les derniers jours ? « Patrick enchaînait ses gardes comme d’habitude. Mais il devait en même temps participer à l’organisation du « Congrès cœur et urgence ». Je me rappelle qu’il a dû, par exemple, travailler comme d’habitude le dimanche précédent et qu’il était prévu qu’il fasse celui suivant ce congrès. Je lui ai dit : « Ce n’est pas possible. Tu ne peux pas continuer comme çà. Lorsque tu seras mort, l’hôpital devra bien se passer de toi ! » ; je ne pouvais pas savoir, à ce moment là que … » Sa voix s’éteint… Ce sont les paradoxes de la vie : le Dr Patrick Sauval, médecin du SAMU, est mort d’un arrêt cardiaque. Il était dans son lit, c’était le 5 octobre 2006. « Le dernier des trois enfants était parti pour finir ses études depuis deux semaines. Cela allait permettre de nous retrouver et de passer du temps ensemble. »

« Depuis, je suis seule. J’essaie de ne pas me laisser aller : je le veux pour mon mari et je le dois pour mes enfants et pour moi. Et puis, ajoute-t-elle, j’ai beau travailler, je me suis retrouvée du jour au lendemain dans une situation financière complètement imprévue. J’ai dû faire face à la situation. Au moment de son décès, son hôpital m’a contacté pour me donner le nombre de jours qu’il avait accumulé sur son « Compte Epargne Temps ». Ils m’ont dit qu’ils me les verseraient rapidement. Apparemment la direction de l’hôpital a demandé la monétarisation et le transfert de cette somme à notre famille. Mais c’est le trésorier payeur général de l’Assistance Publique qui a en charge ce type de paiement. Il a simplement dit que ce cas n’avait pas été prévu par la loi et qu’il ne pouvait faire ce versement. La réforme des 35 h n’avait pas envisagé de reverser à la famille des médecins hospitaliers les heures et les jours supplémentaires accumulés sur leur Compte Epargne Temps. »

« Je ne suis pas en colère, je ne me sens pas abandonnée car tous les amis et collègues de mon mari m’ont énormément soutenu. J’ai reçu des lettres de médecins de la France entière. Mais la situation m’attriste. Je l’ai ressentie comme une injustice et un manque de respect pour mon mari, pour l’abnégation avec laquelle il a fait son travail de médecin du service public. L’assurance-maladie a reconnu que ses conditions de travail ont, sans doute, été l’une des causes qui ont mené à son décès ; ils l’ont donc classé en accident de travail. Dans toute entreprise privée, la famille d’un employé ayant réalisé des heures supplémentaires recevrait ce qui lui est dû. En ce qui me concerne, ce n’est pas le cas pour ses jours supplémentaires, et la pension de veuve est bien faible au regard de ce qu’il s’impliquait. »

Dans ses moments difficiles, elle est soutenue par le syndicat des anesthésistes (SNFAR). C’est leur avocat qui, par exemple, a entrepris les démarches et la tient au courant des avancées. Son cas n’est presque jamais révélé nommément mais il hante les négociations entreprises entre les différents syndicats et Roseline Bachelot, la ministre de la Santé. La visite de Nicolas Sarkozy à l’hôpital Necker lui avait fait espérer une résolution rapide de cette injustice, mais rien n’est venu : « Je ne suis pas importante, c’est mon mari, qui était important, dit-elle sous le coup du fatalisme. Moi, j’attends juste patiemment que cela soit réglé ». De fait, Roseline Bachelot et les syndicats seraient parvenus à un accord ; elle attend donc les décrets et espère qu’ils permettront la rétroactivité pour solutionner sa situation. Néanmoins, elle n’est pas totalement optimiste. A la fin de la conversation, nous faisons état des avancées sur un coin de la table du bar. « Le problème, affirme-t-elle, c’est qu’il y a tellement d’argent en jeu et Roseline Bachelot n’a pas les moyens financiers qui lui permettraient d’épurer correctement la situation ».

Je m’en vais et rentre en passant par le centre de Paris. Je pense à Claire et Patrick ; je me dis qu’ils sont la personnification d’un avenir que les médecins ne veulent pas voir se réaliser pour leur famille, leur vie ou l’hôpital en général. Alors que j’approche de l’hôtel de ville l’étymologie du mot grève me revient en pleine figure. La grève était la place des personnes qui cessaient de travailler. Mais elle fût aussi un lieu d’exécution et de torture. Je me dis que c’est un peu comme si le sang, la mort et le travail étaient liés par un lien secret. Comme si derrière cette grève il y avait une généalogie de morts et de souffrances.

Axel Ardes

Axel Ardes

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