Les juristes représentant l’Afrique du Sud et Israël ont plaidé devant la Cour internationale de justice (CIJ) les 11 et 12 janvier afin d’établir si Israël commet un génocide à Gaza.

Ces audiences publiques font suite à la plainte déposée par l’Afrique du Sud pour « violation de la Convention des Nations Unies de 1948 pour la prévention et la répression du génocide » le 29 décembre 2023.

En plus d’accuser Israël de génocide, l’Afrique du Sud a également demandé à la Cour internationale de justice des  « mesures provisoires ». Celles-ci comprennent la suspension immédiate des opérations militaires d’Israël à Gaza afin de protéger la population, ainsi que des mesures pour préserver les preuves liées à l’affaire.

Pour le Bondy blog, Ziad Majed, professeur et directeur du programme des études du Moyen-Orient à l’Université américaine de Paris, revient sur ce procès. Interview.

On entend beaucoup l’adjectif « historique » pour qualifier le procès opposant Israël et l’Afrique du Sud à CIJ. En quoi est-ce le cas ?

Nous sommes effectivement face à un événement historique, pour plusieurs raisons. Premièrement, il est rare que la Cour internationale de justice soit saisie pour des accusations de génocide.

Le cas présenté par l’Afrique du Sud est à la fois solide, avec des informations et une base de données très importante s’agissant des crimes commis lors de cette guerre. Mais elle présente aussi une documentation sur les intentions de génocide, à savoir la volonté d’anéantir un groupe ou une partie d’un groupe par tous les moyens possibles.

Les bombardements (tuant plus de 20 000 civils), le déplacement forcé (de plus de 80 % de la population), le siège, l’interdiction de l’accès aux soins médicaux. Ainsi que le fait d’affecter la santé mentale et de détruire ou priver de tout ce qui permet à une vie de se développer. Comme les infrastructures sanitaires, les ambulances, l’eau, l’électricité, le carburant, les boulangeries, les écoles, les universités, etc.

Il y a donc une gravité extrême par rapport aux pratiques et aux crimes lors de cette guerre, et l’Afrique du Sud met pour la première fois Israël sur le banc des accusés.

Cette guerre est le produit d’une impunité et d’un rejet total du droit international

Deuxièmement, ce qui se passe est historique parce qu’on a pour la première fois, à ce haut niveau, une élaboration d’un dossier qui est juridique, mais qui est également contextualisé politiquement. Autrement dit, qui évoque l’occupation, la colonisation, l’apartheid, et qui met tout dans une continuité historique expliquant comment nous en sommes arrivés là.

C’est un dossier juridique qui explique comment cette guerre est le produit d’une impunité et d’un rejet total du droit international et des résolutions onusiennes. Et comme l’a dit la juriste Blinne Ní Ghrálaigh à l’audience, cette guerre est également le produit d’une complicité, ou d’une non-action d’un monde qui doit avoir honte si cela ne s’arrête pas.

Que faut-il attendre de cette procédure devant la Cour internationale de justice ?

L’Afrique du Sud agit à partir de sa signature de la convention pour la prévention du génocide. Elle considère que nous sommes bel et bien face à une situation génocidaire, et donc que ce génocide n’est plus seulement une éventualité qui pourrait advenir.

De là, l’Afrique du Sud a demandé à la Cour internationale de justice d’exiger la suspension, voire l’arrêt total des opérations militaires, afin d’éviter la poursuite de ce dit « génocide », comme le prévoit la Convention évoquée.

Cela peut prendre des mois, certains évoquent même des années

Ainsi, une première décision doit être prise par la CIJ, en principe dans quelques semaines. Elle déterminera si la situation humanitaire à Gaza nécessite la suspension de toute action militaire ou la mise en place d’un programme d’aide urgente à la population.

Dans un deuxième temps, la Cour doit examiner les preuves fournies par l’Afrique du Sud ainsi que les réponses israéliennes. Il va donc y avoir une véritable bataille par rapport à ces preuves, et notamment sur la volonté d’Israël de commettre ce génocide, puisque pour qu’un génocide soit reconnu comme tel, l’intention de le commettre doit être prouvée. Cela peut prendre des mois, certains évoquent même des années.

À partir de là, les déclarations du président israélien Herzog, du premier ministre Netanyahou et de son ministre de la Défense, ainsi que d’autres ministres, parlementaires, responsables et officiers de l’armée, évoquant directement ou indirectement la volonté de commettre ce génocide, vont être mises en avant par l’Afrique du Sud.

Ce à quoi les Israéliens répondront que les déclarations ne représentent pas des directives, et qu’ils ont mis en place des instructions montrant l’absence d’intention génocidaire, comme la création de couloirs, la possibilité pour certaines populations d’évacuer, etc.

Au-delà du crime de génocide, Israël risque-t-il d’être reconnu coupable de crime de guerre et de crime contre l’humanité par cette procédure ?

De nombreux observateurs ont trouvé la défense israélienne à la CIJ faible, voire maladroite. Par exemple, l’un des points était de dire qu’au cours d’une guerre, il peut y avoir des crimes et des violations, mais que ces faits ne relèvent pas de génocide. Donc il y a comme un aveu qu’il pourrait y avoir des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, mais pas de génocide.

De plus, la défense israélienne a évoqué son droit à la légitime défense. Pourtant, lors d’une précédente délibération, la Cour internationale de justice avait déjà considéré qu’en tant que puissance d’occupation, Israël ne peut pas prétendre qu’elle est en auto-défense, dès lors que ses opérations militaires se font dans le territoire palestinien occupé ou contrôlé.

À cela s’ajoute la pression exercée par de nombreuses organisations internationales humanitaires de part et d’autre du monde. Elles s’accordent juridiquement à dénoncer les crimes d’Israël, et à demander des enquêtes officielles de la Cour pénale internationale (CPI) pour le prouver.

Si la CIJ reconnaît Israël coupable de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, même sans confirmer les qualificatifs génocidaires de ces crimes, cette décision sera irrévocable

Ainsi, si la CIJ reconnaît Israël coupable de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, même sans confirmer les qualificatifs génocidaires de ces crimes, cette décision sera irrévocable. Sa transformation, par contre, en mécanisme de sanctions, en une exigence d’un cessez-le-feu immédiat, en mise en place de certaines mesures par rapport au blocus, devra être approuvée par un Conseil de sécurité.

Cela peut être compromis par le risque d’un veto américain. Mais même avec un tel blocage, cela sera tout de même historique, car les Israéliens en sortiraient perdants juridiquement, moralement, et donc politiquement.

La Cour pénale internationale, quant à elle, avait déjà ouvert une enquête en 2021, afin d’enquêter sur les crimes commis par l’une et l’autre des parties depuis 2014, mais cette enquête est depuis restée au point mort.

La Cour pénale internationale relève d’un autre cadre de travail. Elle enquête sur des crimes, mais en général poursuit des individus, et non des États, contrairement à la Cour internationale de justice.

De plus, elle ne peut pas travailler dans les pays qui ne sont pas signataires du traité de Rome, qui l’a fondée. Pour cela, elle a besoin d’une résolution du Conseil de sécurité lui permettant d’enquêter. C’est le cas d’Israël qui n’est pas signataire. Ainsi, Israël refuse à cette Cour l’accès à son territoire.

Lire aussi. Israël-Palestine : « L’ONU a encore un rôle à jouer », estime Johan Soufi

Ceci dit, Karim Khan, le procureur de la Cour pénale internationale, peut tout de même enquêter à Gaza, en Cisjordanie ou à Jérusalem-Est, car la Palestine a adhéré à la CPI en ratifiant le traité de Rome.

Le problème, c’est qu’il a peut-être peur des conséquences s’il enquête seulement en territoire palestinien, et notamment qu’on lui reproche de manquer d’impartialité. Donc effectivement, on est au point mort. Il y a des hésitations, et peut-être un manque de courage, dans ce travail.

La requête de l’Afrique du Sud à la CIJ a été soutenue par la Bolivie, le Brésil, le Chili, la Turquie, la Malaisie, la Jordanie et l’Organisation de la coopération islamique comptant 57 membres, donc essentiellement des pays du Sud. Qu’est-ce que cela dit des relations Nord-Sud et de la scène internationale ?

Ce sont effectivement des pays du Sud qui mènent cette bataille juridique.

Ces pays le font au nom du droit international, des droits humains, des conventions de Genève et au nom de la prévention du génocide. Au nom du rejet de tout ce qui peut nuire à ce que l’humanité avait mis en place comme institutions et mécanismes de droits après la seconde guerre mondiale.

Dès lors, il ne s’agit plus de l’Occident, qui a pendant très longtemps prétendu être celui qui porte ces projets. Pourtant, il l’a très souvent fait un deux poids deux mesures, en décidant de la géographie où s’applique le droit international. Et en marginalisant ou écartant ce même droit, s’agissant de territoires ou de démographies qui ne le concernent pas, ou qu’il ne considère pas comme prioritaires.

Le fait que ces pays du sud mènent cette bataille pour la justice montre un changement dans la configuration des relations internationales

Ainsi, le fait que ces pays du sud mènent la bataille pour la justice montre un changement dans la configuration des relations internationales.

Enfin, il est très important que l’Afrique du Sud – pays qui a lutté contre le colonialisme et l’apartheid – mène ce combat face à Israël. Encore une fois, c’est symbolique et historique.

Propos recueillis par Imane Lbakhar

Articles liés