En août 2011, on l’avait croisée dans les rues de Londres avec son amie Leona, toutes deux choquées par les émeutes  qui avaient secoué leur ville encore fumante de ses incendies et des bombes lacrymogènes policières. Été 2012, on retrouve Michèle à la terrasse d’un café de Portobello pour un bilan « one year after ». Son discours a bien changé. Il s’est radicalisé. Finies la compassion et les analyses sociologiques pour expliquer la colère des jeunes et les vitrines brisées. Aujourd’hui, c’est elle qui est en guérilla : contre les gamins au comportement « anti-social » qui aigrissent sa vie et celles des voisins de son HLM, dans le quartier londonien de Hammersmith.

Un an s’est écoulé depuis l’été dernier et son courroux contre la responsabilité du gouvernement Cameron et ses coupes budgétaires s’est déplacé vers ces jeunes de 15 à 19 ans, qui traînent tous les soirs devant son hall, vêtus de leur capuche, la tête rentrée dans les épaules… « Imaginez ! Je suis obligée d’écouter la télé au casque tellement ils font du boucan… Et pour dormir, c’est boules Quies obligatoires. J’en peux plus… Ils me tapent sur les nerfs ! Le problème est que notre entrée est devenue le point de ralliement de tous les désœuvrés du coin ! Ok, ils ne font rien de mal en théorie : ils fument, boivent, rigolent, jouent au ballon contre le mur. Mais ce qu’ils ne veulent pas comprendre, c’est qu’à partir de 21 heures, ce n’est plus tolérable… Ceux qui bossent ont besoin d’aller pouvoir se coucher ou de passer une soirée tranquille surtout, après une dure journée de boulot ! Tout le monde a le droit de rentrer chez lui sans avoir à subir les nuisances sonores, de jeunes qui ne foutent rien en plus… »

Michèle n’est pas l’unique voisine à être dérangée par le squat de ces ados mais elle est à la seule de son immeuble à intervenir… « Certains, je les ai vus en couche-culottes alors ils ne m’impressionnent pas même si aujourd’hui ils me dépassent d’une tête ! Ils savent que je n’ai peur ni de la confrontation ni des représailles… Du coup, ils n’osent rien me dire. Après, c’est sûr, Hammersmith n’est pas le quartier le plus chaud de Londres : je ne risque pas de prendre une balle dans la tête, mais leur comportement anti-social suffit à pourrir la vie des habitants dont certains ont déjà été menacés ou insultés par eux ! Car ils ont peur de ces gamins. Moi, par contre, je les intrigue. Ils n’arrivent pas à me situer… Une femme qui vit seule, qui ne craint pas de les regarder droit dans les yeux, de pousser des gueulantes ni d’appeler la police quand ils foutent vraiment trop le bordel…».

Grillant cigarette après cigarette, se dégagent de Michèle une espèce d’énergie brute, un « girl power » et une rage de vaincre qui la font se lever contre ce qu’elle considère comme des injustices. Ses airs de Nina Hagen qui aurait troqué ses tenues extravagantes contre un gilet sage, mais surtout, sa voix légèrement rauque renforcent une impression presque masculine, surtout quand il s’agit d’en découdre avec les « hoodies » (encapuchonnés) qui lui tapent sur le système. Et son visage s’est durci depuis l’an dernier. Ces conflits à répétition et le suicide de sa voisine, Adèle* dont elle évoque souvent le souvenir l’ont particulièrement marquée. Alors, à la colère « d’exulter » contre ces jeunes et contre l’État… Et contre Adèle aussi.

« C’était « le cas social » typique ! Qui profitait du système au point de se retrouver piégée, une fois les pères des gamins partis ou en prison avec ses 4 mômes sur les bras, et le jour où les ados deviennent ingérables pour elle et tout le voisinage ! ». Cette Adèle serait, sans nul doute pour Ken Loach, une héroïne tragique, victime d’une société qui broie ses êtres les plus démunis socialement. Mais pour Michèle, qui a partagé son palier pendant tant d’années, elle est le symbole de cette Grande-Bretagne qui sombre et qui a échoué. « Au Royaume-Uni, le système est tel, que quand une femme tombe enceinte, elle accède plus facilement à une HLM. Plein de jeunes filles trouvaient là une façon de « s’indépendantiser » et d’obtenir un logement bon marché. Mères à 16-17 ans mais complètement immatures pour élever des enfants, avec des pères souvent absents, elles se retrouvent à moins de 30 ans, sans formation, responsables d’ados qui s’élèvent dans la rue avec tous les problèmes qui vont avec ! Adèle avait toujours vécu d’aides sociales, n’avait jamais travaillé. Et elle picolait. Sûrement pour supporter son quotidien devenu très compliqué avec ses enfants incontrôlables. Résultat : elle s’est foutue en l’air ! Les petits sont restés plusieurs jours livrés à eux-mêmes… C’était horrible ». Dans les films de Ken Loach, les histoires se terminent bien. Pas dans la réalité de Michèle…

Anglaise de mère et allemande de père, Michèle a grandi en Allemagne. Arrivée à Londres à l’âge de 20 ans, il y a déjà plus de 22 ans, elle a fait de sa double culture une force. « Avoir été élevée à l’étranger me permet d’avoir une ouverture d’esprit et je peux comparer les systèmes : scolaires, éducatifs, de société… Ça permet de valoriser ce qui marche mais aussi d’identifier ce qui ne fonctionne pas dans le modèle britannique ! En Angleterre, la déscolarisation des ados par exemple est un vrai fléau. Quand les jeunes sont trop difficiles, ils passent d’établissement en établissement jusqu’à être totalement déscolarisés. Après, ils traînent avec tous les problèmes comme le deal ou les mauvaises rencontres que provoque « la rue »… En Allemagne, le système scolaire n’est pas si excluant ou démissionnaire. Ils essaient de ne laisser personne sans diplôme ou qualification et les voies d’apprentissage sont très valorisées. En Grande-Bretagne, en plus de tous les exclus du système scolaire, il y a un autre problème. Trop attendent que tout leur soit donné… Ils croient que l’État leur est redevable ! Et à force que ces jeunes ou les gens comme Adèle abusent du Welfare state (L’État providence), un jour, on n’en aura plus ! »

Michèle se dit de gauche, vote à gauche « sauf pour l’élection du maire de Londres car je trouve que Boris Johnson, soit disant de droite, fait mieux son job que Ken Livingstone qui se dit de gauche… De gauche, tu parles ! » Mais là, elle se sent vraiment « fed up »… « Je suis fatiguée de ceux qui en profitent et en plus, viennent me narguer sous mes fenêtres ! Moi, en supplément de mon travail comme animatrice d’activités scientifiques pour jeunes enfants, je bosse dans un call center pour financer les études que j’ai reprises. Je cumule plusieurs jobs pour m’en sortir. Eux, à part se plaindre, tout attendre de l’État, que font-ils ? Rien ! Ils vivent des minima sociaux, traînent, trafiquent… Dans mon HLM, il y a des gens de toutes races et nationalités. Ce qui nous unit, c’est qu’on trime très dur pour joindre les deux bouts. Or j’ai infiniment plus de respect pour mes voisins immigrés ou ces Africains qui parlent à peine notre langue et qui font tous les boulots difficiles… Comme ceux qui se lèvent à 5 heures du mat pour aller nettoyer les toilettes à Heathrow : eux, je les admire ! Pas ces merdeux, qui sous leurs capuches avec leurs airs idiots, se prennent pour des rebelles… Pourtant, il n’y a que le fric qui compte pour eux, pour s’acheter des choses… Tu parles de citoyens ! Qu’ils aillent donc « suer » avec les Africains à l’aéroport, qu’ils viennent bosser avec moi au call center, ou qu’ils se fassent engager comme bénévoles quelque part : là oui, j’aurais enfin du respect pour eux… »

Les émeutes de 2011 ont-elles changées quelque chose ? Selon Michèle, les comportements anti-sociaux identifiés comme prémices d’actes délinquants plus graves seraient mieux pris en compte par la police et les autorités. Mais malgré cet aspect qu’elle juge positif, Michèle reste remontée contre la police de son quartier. « Un jour où les jeunes faisaient vraiment trop de bazar, je suis allée déposer plainte au commissariat, et là, qu’est-ce que je me suis entendue dire ? » « – Ok madame, qu’ils aient choisi votre hall comme lieu de rencontres, c’est gênant, mais au moins, pendant ce temps, ils ne volent pas ou ne font pas de conneries...» « Voilà, ce qu’ils ont répondu ! » s’indigne Michèle.

Si le laxisme de la police envers ces squatteurs bruyants l’irrite, ce qui l’a préoccupe le plus, c’est le sexisme toujours aussi présent dans la société britannique de 2012 en général et les agressions sexuelles dont sont victimes de nombreuses jeunes filles en particulier. Et d’énumérer des exemples plus terribles les uns que les autres. Car jamais prompte à détourner le regard quand elle est alertée sur une situation dramatique, Michèle est révoltée par les violences qui sont faites aux femmes, notamment sexuelles. « Certains jeunes ou très jeunes hommes traitent les filles comme des objets. Les tournantes où des ados deviennent des esclaves sexuelles ne sont pas de rares cas isolés… Selon moi, il y aurait déjà toute une éducation sexuelle à faire… Mais la Grande-Bretagne est prude. Elle préfère ne pas affronter le problème et ne pas aborder la sexualité et les rapports hommes-femmes à l’école, laissant cela à la sphère privée… Pour moi de tous les maux dont souffre notre société, c’est le sort réservé aux filles dans certains endroits du pays qui est le plus alarmant ! »

Trois heures de discussion auront été nécessaires à Michèle pour venir à bout de tous les sujets qui la taraudent et des projets qui la motivent, comme celui de devenir auto-entrepreneuse, une fois son Master achevé. « J’ai toujours travaillé pour les autres… Mes ateliers éducatifs sont appréciés autant par les enfants, les parents que par les gens qui m’emploient. Alors pourquoi ne pas me lancer ? Dés que je le pourrais, je me mettrais à mon compte… » espère-t-elle. Pour ne plus rien devoir à personne, prendre son destin de femme indépendante complètement en main et faire enfin fructifier son retentissant « girl power »…

Sandrine Dionys

*Prénom modifié

Lire le dossier « Un après les émeutes londoniennes »

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