TOUR D’EUROPE. Bilbao la Basque se remet difficilement. Dans les quartiers populaires, l’âge d’or est passé et la faim se fait sentir. Reportage. Retrouvez le road-trip de nos blogueurs sur notre page spéciale.

Qui dit San Francisco dit cosmopolitisme, joie de vivre, liberté, tourisme, culture. Et pourtant. Dans la rue éponyme, comme dans le récit de la tour Babel, le chaos des langues règne, anglais, arabe, français, langues africaines, portugais, espagnol. La cacophonie contribue au climat de science-fiction. Dans ces rues à force de ne faire qu’un avec les murs décrépis, certains ont la colonne vertébrale en ciment. « Asi me gusta ! Bajita y culona »  éructent tels des morts de faim les membres d’un jury impopulaire, trop souvent pompe l’air, à la vue d’une femme callipyge au déhanché ostentatoire. A San Francisco l’énergie et la tension sexuelles sont palpables. Loin du luxe et du glamour du SF californien, le quartier collé au Vieux Bilbao est tristement célèbre pour son cocktail sulfureux : criminalité, drogue, junkies, prostitution, le tout saupoudré d’une dose relevée de pauvreté.

IMG_1899La calle San Francisco, la calle 2 de mayo, la Plaza de corazón María ou encore la calle Bailén sont les principaux axes du quartier. Les locutorios (cyber), les boucheries, les épiceries afro-latino ou musulmanes s’entassent, la concentration de bars colombiens, équatoriens, africains posent des questions quant à la viabilité économique de tous ces commerces concentrés au même endroit et qui ont, à peu de choses près, les mêmes cibles.

« La misère aime la compagnie »

La salsa retentit à fond dans un bar colombien. Hugo, originaire de Cali humecte ses lèvres, ferme les yeux et savoure son rhum. Maçon de profession, il « triomphait comme coca-cola » avant 2008. Ce chômeur de longue durée a quitté la Colombie en 2000, pour aider les siens. Les yeux rivés sur la chute de rein tatouée de la serveuse, il rattrape en pleine dérive le fil de sa pensée : « Tu sais ici on est tous dans la même galère espagnols, noirs, arabes, gitans. La misère aime la compagnie ». Le rhum fait grimper la température, il se gratte frénétiquement la tête. Trois autres clientes se servent du PC du bar comme si elles étaient dans cyber café. Elles sont sur Facebook et YouTube et nous fixent.  L’une d’elle met le morceau el negrito de la salsa. Regards complices, les rires fusent. Hugo parle d’un dénominateur commun dans le barrio, la faim : « Tu sais négro. La couleur de peau c’est pour les aveugles et les ignorants ce qui nous réunit ici c’est qu’on est tous de la même classe sociale. On apprivoise tous la faim. Sans le comedor social, je pense qu’on se boufferait les uns les autres. Sans ça et la foi en dieu je serai devenu un animal enragé à cause de la faim ».

« J’ai été soudeur à temps plein pendant 12 ans jusqu’en 2008. J’avais beaucoup de boulot »

IMG_1894Comme Hugo, ils sont de plus en plus nombreux à se rendre dans ces réfectoires, qui assurent un repas à des personnes frappées par la pauvreté et le dénuement. Saliu a.k.a Lula originaire de Guinée-Bissau a rejoint l’Europe dans une embarcation de fortune direction le Portugal puis l’Espagne. Il vit à Bilbao depuis 1994. «  Au départ quand je suis venu ici, je travaillais en tant que vendeur dans un magasin. Ça se passait bien jusqu’au jour où la patronne a laissé le commerce à son fils ». Mais à cette époque le pays était en pleine croissance, le secteur de la construction embauchait. « J’ai été soudeur à temps plein pendant 12 ans jusqu’en 2008. J’avais beaucoup de boulot ».

Cela fait maintenant six ans que, comme beaucoup d’ex-employés du secteur de la construction, Lula trinque. Il est confronté au supplice : la paupérisation. « Les comedores sociales ? Au départ tu as honte d’y mettre les pieds tu te dis que tu as des gens qui compte sur toi en Afrique et que tu n’es pas venu en Europe pour quémander. Et puis à la fin tu as une famille, tu connais le chômage de longue durée et tu te résignes. Tu vas à la mairie et on te fait une carte en fonction de tes revenus et de ta situation tu as le droit à un ou deux repas dans des comedores. Les queues y sont impressionnantes, il y a des mères seules élevant des enfants, des chômeurs, des travailleurs pauvres, des junkies qui se shoot plus bas dans la rue. Il y a aussi des gens d’autres quartiers pauvres comme Ocharcoaga ».

Ocharcoaga  ou Otxarkoaga en basque est un quartier de Bilbao. C’est la zone, et les signes ne trompent pas, les bus qui y vont ne font pas qu’y marquer l’arrêt, c’est leur terminus. Calle Irala, Larratundu, un dédale : les tours se suivent et se ressemblent. L’homogénéité du paysage est déconcertante. L’anarchie des balcons et des linges étendus à l’emporte-pièce me rappelle las tres mil viviendas de Séville. Ici la musique de la street ce n’est pas le rap mais le flamenco, les gitans donnent de la voix et enchaînent les pasos.

IMG_1882Coincés entre un parking et des barres d’immeubles sans fin, assis sur des marches avec le « porrito » à la bouche pour passer le temps et anesthésier leur mal de vivre, Victor 33 et Patxi 32 ans  n’ont connu qu’ Ocharcoaga. Le joint fait des allers retours entre leurs quatre lèvres. Dans ce quartier à majorité gitan, les deux « payos » (c’est ainsi qu’on nomme les blancs) ne s’estiment pas plus mal lotis que d’autres. « Si tu n’emmerdes personne, personne ne t’emmerde. Il n’y a que des crèves la dalle. Si t’es ici c’est que t’as des problèmes économiques, familiaux ou autres. Ici il n’y a que des logements sociaux construits par le dictateur Franco » remarque Patxi. Il ajoute:  « Je vais te dire un truc : un jour j’ai ramené une meuf ici. Elle m’a dit: ‘Patxi s’il te plait ne me laisse pas ici ‘. Ça résume tout. Ramène une personne normale et elle se barre en courant ».

 « Je vote dans ma chambre pour vivre mieux, mais on ne m’entend pas »

« Buaa la politique? Aucune idée ! Je n’ai jamais voté de ma vie. Dans ce quartier je ne sais pas si les gens iront voter. Patxi tu votes ? ». Son compagnon d’infortune s’époumone à tirer une taffe sur le cul du « porrito » avant de répondre : « Si dans mon lit, quand je me lève à 4h du matin pour un salaire de misère. Je me dis putain ce n’est pas une vie. Je vote dans ma chambre pour vivre mieux, mais on ne m’entend pas. Ça fait 9 ans que je bosse sans contrat au même endroit et je touche toujours la même paie, 920 euros. Et on me dit: ‘si tu n’en veux pas y’en a 500 comme toi qui attendent’. Je n’ai pas de famille, pas de ressources, je résiste comme je peux. Ici la crise ou pas la crise on t’exploite tout le temps ».

IMG_1883Si Patxi parvient péniblement à joindre les deux bouts, Victor apprivoise quotidiennement la faim malgré les aides sociales. « Depuis 2008, il y a de moins en moins de boulot. Ma paie n’a fait que baisser jusqu’à ce que je perde mon job. Depuis 2012 je suis dans le dur, j’enchaine les formations pour rien. Ici peu de gens bossent. Beaucoup survivent avec la chatarra [la récup’] c’est tout ce qu’on a ! Et on se bat entre morts de faim ». Victor s’est « résigné » à demander de l’aide. Depuis 9 mois, il se rend au comedor social et bénéficie de l’aide de Cáritas. Il estime que la structure « est nécessaire pour les démunis ». « Faut bien qu’on te donne un truc à manger. Tu ne vas pas rester là à mourir de faim. Quand j’y vais, je suis minoritaire. Il n’y a que des étrangers, colombiens, arabes, il y a de tout, je ne peux pas parler d’une origine en particulier. La difficulté de Cáritas c’est que chaque année il y a de plus en plus d’étrangers, ils sont en train de nous envahir de partout ». Pour  son acolyte Patxi, l’heure est grave et il ne voit pas l’avenir d’un bon œil : « Les gens sont de plus en plus fauchés et en ont marre. Tout ça va mal finir. Le jour où je n’aurai plus rien pour bouffer qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que tu ferais toi ? »

« Même si les indicateurs économiques annoncent du mieux, les gens que nous aidons souffrent toujours plus »

Bien que le taux de chômage culmine à environ 35% en Andalousie et que la moyenne nationale soit de 26%, le Pays Basque et son taux de 17% n’est pas moins touché par la crise qu’ailleurs. Carmelo Corada,  responsable de la communication de Cáritas Bizkaia, me confirme que la pauvreté existe bel et bien dans la région : « Même si les indicateurs économiques annoncent du mieux, les gens que nous aidons souffrent toujours plus ».  Cette ONG liée à l’Eglise catholique s’occupe d’environ 50 000 personnes dans le Pays basque, 13 000 d’entre eux sont au bord de la rupture et de l’exclusion sociale. Ils étaient 7 000 en 2007.

Carmelo Corada dresse un état des lieux préoccupant : « Entre 2007 et 2012 les aides de Cáritas ont augmenté de presque 50% (dans d’autres régions cela atteint 100% voire 150%) surtout au niveau de l’accueil et du soutien aux plus démunis. Les gens viennent nous voir pour nous dire qu’ils n’arrivent plus à se nourrir, qu’on leur a coupé l’électricité. La principale difficulté c’est de les accompagner vers un emploi stable. La majorité des familles et des personnes que nous aidons bénéficient de nos services depuis plus de 3 ans ». La misère ne fait pas de différence, elle frappe tout le monde, mais certains publics sont plus fragiles que d’autres. C’est ce que confirme l’employé de l’ONG : « Les  profils les plus touchés sont surtout ceux qui ne bénéficient pas de l’aide de leur famille ou de leur entourage : les familles monoparentales composées essentiellement des mères seules avec des enfants qui souffrent de sous nutrition à force de manger les mêmes aliments. Mais notons que 69% des SDF que nous aidons sont des hommes ».

Il poursuit son raisonnement afin de tordre le cou à un cliché : « Avant 2008 le public de Cáritas était composé de deux tiers d’immigrés et d’un tiers « d’autochtones ». Aujourd’hui on se rapproche du 50-50. A la différence de beaucoup «d’autochtones », les immigrés n’ont personne pour les soutenir car ce sont eux qui aident leur famille restée au pays ». Face aux gens effrayés du fait que les immigrés leur volent leur emplois, el señor Corada se veut pragmatique : « Quand on regarde les faits, ces immigrés sont venus occuper les emplois dont nous ne voulions plus. Aujourd’hui, avec la pénurie beaucoup regardent ces jobs avec envie à cause de la nécessité ».

Selon un rapport de Cáritas, l’Espagne pourrait éradiquer l’extrême précarité ou tout du moins sortir des millions de personnes des griffes acérées de la pauvreté en utilisant les 230 millions d’euros que le gouvernement va dépenser pour sauver les routes vétustes de la péninsule ibérique.  Outre la vive réaction du gouvernement de Mariano Rajoy qui conteste la véracité de ce rapport, à une poignée de jours du scrutin européen, cela pose la question du sens des priorités de l’exécutif en place.

Balla Fofana

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