Il est né en Iran, a combattu l’Irak pendant la guerre du Golfe et vit aujourd’hui en France. Ghass Rouzkhosh, artiste peintre, se sert de son talent pour panser ses incicatrisables plaies : celles vécues au front. Un parcours de combattant qui l’a mené à la célébrité et à la reconnaissance, en passant par une thérapie qui lui a permis de rester en vie, celle de l’expression par l’art.

Discret, élégant, timide et souriant, Ghass Rouzkhosh est un artiste franco-iranien qui revient de loin. Né au sein de l’ancienne capitale perse que fut Shiraz un beau jour de mars 1964, il grandit au cœur d’une famille de douze enfants – dont quatre ont été adoptés avant que les parents, Irane (leur mère) et Edayat, ne fondent leur propre foyer. Troisième chérubin d’une fratrie solidaire, aimant chacun des membres de sa famille avec la même intensité, c’est pourtant avec son tout dernier frère, Golan, qu’il scellera un destin hors du commun. Aujourd’hui inséparables, ils ont cependant été éloignés l’un de l’autre lorsque Ghass part au front, découvrir une autre facette de l’humanité. Loin du partage, de l’ouverture aux autres et au monde, c’est le chacun pour soi et la déshumanisation à l’extrême – armes de survie pour chaque militaire au combat – qu’il va voir, sentir, ressentir et qui vont, en partie, l’anéantir.

 

Zyklon B, hommage aux victimes du génocide 39-45.

« Zyklon B », hommage aux victimes du génocide 39-45.

En découvrant les horreurs liées à la guerre, celle qui oppose l’Iran à l’Iraq entre le 22 septembre 1980 et le cessez-le feu du 20 août 1988, celle qui fera quelques 300 000 morts du côté irakien et jusqu’à près d’un million de victimes du côté iranien, il troquera un regard innocent contre la prunelle craquelée de ceux qui ont été brisés à un moment donné de leur vie. Mais l’homme qui se battait hier en première ligne ne souhaite pas s’en servir pour faire pleurer les chaumières. « Je ne veux pas me martyriser », répète-t-il fréquemment. Lorsqu’il évoque ses douloureux souvenirs, il détaille sa pensée à coup de petites bribes de phrases, divulguant rarement oralement ce qu’il a vécu et gardé secret pour lui… Nous sommes si loin de la description atrocement minutieuse qu’a pu en faire un autre ex soldat, Hossein Mortezaeian Abkenar, scénariste du film Les Chats persans, dans son livre Le Scorpion*. « Ils tombaient un à un », finit pourtant par glisser Ghass, dans l’un de ces brefs moments où il se confie totalement. « En deux ans, j’aurais pu y passer des milliers de fois… Et pourtant je suis en vie ». Finalement, le regard loin sur le canal Saint-Martin, il conclut : « J’aurais dû mourir il y a 25 ans ».

Ghass aime la vie, mais flirte avec la mort

Existance 0, Hommage aux victimes du g+®nocide Arm+®nie 1915 (220x240cm) pour Mus+®e ou grand collectionneur

« Existance », en hommage aux victimes du génocide Arménien.

Dans ses pensées, dans son passé, dans son dessein. Sur ses toiles. Terriblement atteint – la cicatrice derrière sa tête atteste de ce qu’il a pu expérimenter – on ne saurait dire s’il nous reviendra véritablement de parmi les morts. « Un jour, alors que j’approchais d’Abadan (une ville de la province du Khuzistan, au centre ouest de l’Iran), je voyais devant mes yeux, au loin, une cité détruite par les bombardements. Mais avant même d’entrer dans cette localité, mes pieds sont venus se cogner contre un objet. C’était le passeport d’un homme. Soudain si loin de ma mission, je me suis assis et j’ai contemplé durant des heures la photo de cette âme, que je souhaitais d’être encore en vie ». Les confidences sont rares mais font mal. A révéler autant qu’à écouter. Pour autant, Ghass laisse doucement entrevoir des moments d’espoir dans son rapport à l’humanité. Lui qui peignait déjà à l’âge de 8 ans dans sa chambre, reprendra le pinceau en main lors de son exil en France, en 1989. Accompagné de Golan (premier convaincu par le savoir-faire de son frère, Golan portera entièrement les projets de Ghass sur ses épaules. Dès ses débuts, chaque jour et même encore aujourd’hui, il organise la moindre exposition ou le moindre rendez-vous), ils prendront un aller simple pour Paris. Rejoindre un pays qu’affectionnent particulièrement leurs parents, la France étant pour ces derniers une pionnière en matière de culture. En 1991, sur la toile de son premier tableau, intitulé « Le Monde de Demain », trois couleurs s’imposent à lui comme étant les uniques ambassadrices de ce qui est venu s’imprimer sur sa rétine durant la guerre : le rouge, inspiré par la couleur du ciel après un bombardement, le noir en souvenir des arbres calcinés et le blanc pour un rappel à la paix ainsi qu’à l’innocence. En 1997, sa première exposition lors d’un salon d’art contemporain, n’attirera à son stand que peu de monde.

Le "Non", en écho au refus de Jacques Chirac d'envoyer des troupes en Irak.

Le « Non », en écho au refus de Jacques Chirac d’envoyer des troupes en Irak.

Pourtant une dame d’un certain âge le repérera, qualifiant son travail de « visionnaire ». L’octogénaire lui assure que sa conception a dix ans d’avance sur la société. Raymonde Cazenave avait raison : il est à présent l’un des artistes on ne peut plus en phase avec le désir des hommes en matière d’expression de la guerre, de la paix, des frontières, qu’il fait tomber une par une. Il tente par ailleurs, tant bien que mal, de casser les préjugés, comme le prouve son tableau « 13 », en l’honneur d’un « nombre détesté, sans aucune raison valable… ». Ghass n’aime pas la mise à l’écart et ça se sent. « Qui sommes-nous pour nous juger les uns les autres ? Ou pour juger un nombre ? ». Autre transgression aux règles préexistantes : la peine ne se traduit pas qu’avec du plat, pour les personnes en bonne santé. De ce constat, et affecté par une actualité qui le captive, Ghass met au monde le « Non », toile en relief que l’on peut toucher, réalisée pour éveiller la sensibilité de chaque personne qui s’en approcherait, y compris les non-voyants. Mais surtout un écho presqu’immédiat au « Non » prononcé par le Président de la République française Jacques Chirac en 2003, en refus d’envoyer des troupes en Irak. La guerre du Golfe aura au moins laissé cette bonne séquelle de forcer un homme à se reconstruire, partir de rien pour se rebâtir sans idées préconçues, modèles préétablis et rigides à en mourir et de se battre afin qu’aucun autre conflit ne se déclenche, où que ce soit sur terre.

Et puis, la renaissance…

Avec le Pr+®sident Chirac

Avec l’ancien Président Jacques Chirac.

En 2010, celui qui ne peignait ses souffrances qu’en vision tricolore ouvrira son cœur à quatrième et nouveau pot de peinture qui contient la couleur jaune. Le décès de son père un an plus tôt le décide à arrêter là sa collaboration avec la douleur pour laisser place à la vie, l’espérance, le renouveau. D’abord angoissé, il finit par exorciser une profonde affliction avec l’arrivée de cette couleur, qui lui permettra donc, à lui comme à ses œuvres, un nouveau départ. Un soulagement pour lui, un plaisir pour tous ceux et celles qui se sont sentis touchés par sa vision du monde et l’ont rencontré à un moment donné : l’Impératrice Farah Pahlavi, François Pinault, Robert Hossein, Mansour Bahrami, Yannick Noah, Betty Lagardère ou encore Jacques Chirac… En septembre 2010, son exposition intitulée « Vanité » à la galerie Adler fera le bonheur des invités de Joël Cohen. Mais cet homme à l’allure sportive et aux traits fins, bien qu’il ait trouvé son traitement, n’a-t-il pas parfois un relent de haine contre l’être humain ? Même pas. A l’exacte inverse des sempiternels misanthropes pour cause de « nous avons fait la guerre », Ghass se veut encore plus proche des humains qu’avant. « Avec le recul, cette guerre m’a apporté en indulgence », affirme-t-il à présent. « Je cherche à minimiser les torts des hommes. Je vois bien leurs défauts, mais j’ai décidé de les combattre ». Plutôt que de se replier sur lui-même, il va au contraire jusqu’à aider autant que faire se peut chacune des fondations qu’il croisera : Les Enfants de la Terre, créée par la défunte Marie-Claire Noah pour venir en aide aux enfants en danger, Action contre la Faim, Innocence en Danger, Magic of Persia, Children Of Iran… La liste est longue. Et la peur dans tout cela ? A t-t-il parfois des craintes ? Des réminiscences de la peine, une crainte de l’avenir, d’une nouvelle guerre…? « Quand les êtres chers partent… De quoi peut-on encore avoir peur ? » sera sa seule réponse. Chaque jour, Ghass avance vers un futur qui lui fait oublier et enterrer un peu plus son passé.

Aujourd’hui, la thérapie semble toucher à sa fin

L'ajout de la couleur jaune, symbole de la renaissance.

La couleur jaune, symbole de la renaissance

Son savoir-faire se dirigerait-il alors vers quelque chose d’autre, de totalement nouveau ? L’année 2013, primordiale pour lui puisqu’elle comportait ce fameux 13, nombre fétiche, lui a permis de montrer sa sensibilité lors du festival de Cannes, où il a designé le plateau officiel. Ses prochaines expositions ainsi que ses innombrables projets témoignent d’ailleurs d’une diversification dans l’utilisation de son talent : après avoir enrichi le spinnaker du catamaran d’Yvan Bourgnon pour son Tour du Monde en solitaire, il installera en septembre prochain une sculpture monumentale de sept mètres sur la place de la Porte Dauphine, en partenariat avec la Fondation Dauphine ainsi que le Centre Pompidou. En ce moment et jusqu’au 30 juin, c’est au Crans Montana et à la NEST Gallery, en Suisse, que son art est mis à l’honneur. Sa première vente chez Christie’s en 2007 lui paraît bien loin, à présent les plus grandes familles royales d’Europe et du Moyen-Orient le convient à présenter ses dernières œuvres. Sans parler de tous les musées qui s’intéressent de près à son activité… Enfin, coupler l’art avec d’autres domaines, même éloignés, ne relèvent pour ce touche-à-tout que d’une question de volonté. Expositions, collaborations, innovations… Les idées vont bon train. Parti de rien, ses tableaux se vendent maintenant entre 30 000 et  100 000 euros. Il possède même, outre son atelier situé à Montmartre, une galerie au 13 Boulevard Haussmann. À la question «mais que vous manque-t-il finalement, aujourd’hui ? », l’artiste vous regarde et répond, serein, « rien… Je suis désormais en paix ».

Pegah Hosseini

*Éditions L’Œuvre, janvier 2011

Pour plus d’informations : http://www.ghass.fr/

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