Tout le monde ne parle que d’elle : Suzan «la femme qui a perdu son fils dans ses bras ». Cette mère de famille a vu son enfant mourir sous ses yeux, touché en pleine tête par les balles d’un sniper. Widad est partie à sa recherche dans le village de Khouzaa.

Avant la guerre, Khouzaa était connu pour être l’un des villages les plus paisible de la bande de Gaza. Cinquante jours après la fin des hostilités il n’en reste que des miettes. Au milieu des ruines, un minaret, toujours intact, a résisté à l’offensive. Du reste de la mosquée on ne reconnait plus grand chose, à part le dôme à la courbe chaste qui se fond étrangement avec le chaos des débris. Lorsqu’on y déambule on peut lire dans le regard des habitants leur lassitude d’être considérés comme des bêtes de foire. A peine arrivée, appareil photo à la main, une femme me fait non de la tête, fatiguée de voir des étrangers venir admirer le spectacle sans jamais ne rien faire pour eux.

« Même un séisme n’aurait pas fait autant de dégâts » me glisse l’un des rares jeune homme qui accepte de me parler en désignant les ruines des alentours. « Lorsqu’elles n’ont pas été détruites par des bombardements, les habitations ont été rasées par des chars. Certaines ont été occupées par des soldats pendant l’offensive, lorsqu’ils ont quitté les maisons ils ont tout détruit de l’intérieur » poursuit le jeune homme. On comprend alors le paysage où cohabitent des maisons réduites en cendres et des bâtisses encore debout et rasées de l’intérieur.

Situé dans le sud, entre Khan Younès et la frontière israélienne le village de Khouzaa abrite un peu moins d’une quinzaine de milliers d’habitants. Aujourd’hui, ce village est connu pour avoir été le théâtre de crimes de guerre selon Human Right Watch. L’ONG rapporte que pendant plusieurs jours des blindés et des bulldozers de l’armée israélienne ont encerclé le village palestinien en tirant sans sommation sur ceux qu’ils avaient désigné comme étant des combattants du Hamas.

Mais je ne suis pas là seulement pour contempler les dégâts. Si je suis ici, c’est parce que je recherche Suzan, « la femme dont le fils est mort dans ses bras». Suzan n’est pas une combattante du Hamas. Suzan est comme beaucoup de femmes ici, juste une mère, devenue par la force du destin un « dommage collatéral ».

Le jeune garçon la connaît, il me montre sa maison, du moins ce qu’il en reste. Il était là le jour du drame. Le jour où les habitants ont tenté d’échapper au flot de missiles pendant que des chars bloquaient tous les accès de la ville. Il l’a vue tenter de fuir les balles et déposer le corps de son enfant touché à la tête par un sniper. Il m’explique qu’elle a quitté le village, il était trop douloureux pour elle de rester ici. Elle s’est exilée dans un appartement de Khan Younes, la ville voisine. Un voisin accepte de nous donner les coordonnées de son mari qui nous invite à les rejoindre dans leur nouveau refuge.

L’immeuble qui abrite la famille est sombre et vétuste. Étonnamment il est toujours debout, il a résisté aux bombardements. Dans les escaliers, une forte odeur vous prend à la gorge. Et là, après trois étages à se demander si l’immeuble ne va pas s’écrouler sous nos pieds au milieu de cette atmosphère méphitique, la beauté de Suzan vous appelle. Une lumière émane de son regard, et des fossettes se dessinent lorsqu’elle nous accueille de son sourire de bienvenue. À peine arrivée, Suzan m’explique discrètement que son mari a reçu un shrapnel – un obus à balles – sur le crâne et qu’il n’a désormais plus toute sa tête. Comme beaucoup de blessés, il ne peut donc plus travailler pour subvenir aux besoins de sa famille. Pour vivre, elle demande de l’argent à sa famille, ses cousins, ses proches, en leur promettant de les rembourser plus tard, sans vraiment savoir comment. Cet appartement, elle l’a obtenu grâce à une garantie de l’UNRWA, pour l’instant elle ne paye pas de loyer. De toute façon, elle ne le pourrait pas. Elle ne parvient même pas à se projeter dans un quelconque futur.

« Pense à ceux qui sont vivants, sauve-toi !»

Suzan

Suzan et son fils Zaïd

Suzan avait cinq enfants avant que la guerre éclate. Aya, Nazmi, Alghad et Zaïd sont assis sur l’un des quatre matelas qui meublent le salon. Suspendus aux lèvres de leur mère lorsqu’elle raconte le calvaire qu’elle a vécu. Ils sont beaux, souriants, la même lumière émane de leurs visages. Mais ils ne sont plus que quatre. Il manque Mountathar, son petit garçon de 6 ans qu’elle a perdu pendant l’attaque de Khouzaa. « On a quitté notre maison, moi j’avais mon bébé dans les bras et mon mari portait Mountathar. Mon mari était devant moi des snipers leur ont tiré dessus, ils ont touché mon mari et mon fils qui était dans ses bras à la tête. Mountathar est mort sur le coup, et dans la panique mon mari l’a relâché. Le petit est tombé au sol » relate calmement Suzan. À cet instant, elle se souvient avoir perdu la tête et avoir couru vers le corps de l’enfant gisant au sol, ensanglanté. « Je ne pensais qu’à une chose, le réveiller mais il était mort. Les snipers continuaient à tirer sur nous, tout le monde courait partout je ne savais plus quoi faire». Suzan refuse de quitter les lieux sans son fils, mais ses cousins présents essayent de la ramener à la raison. « Ils me disaient, ça y est il est mort, pense à ceux qui sont vivants, sauve-toi !» Sa famille la force à déposer le corps dans un coin et l’aide à s’enfuir.

« Toute la journée, toute la nuit, toute la semaine, la seule chose à laquelle je pensais c’était Mountathar. Est-ce qu’il a faim, est-ce qu’il a froid ? Je ne voulais pas croire qu’il était mort » se souvient-elle avec une douleur intacte. Les jours passent et Suzan ne pense qu’à une chose, retrouver le corps de son fils. Des rumeurs fantaisistes se propagent. Certains lui disent qu’il est à l’hôpital Al Shifa, d’autres qu’il a passé le checkpoint d’Erez et qu’il est en Israël. Après 9 jours ses cousins décident de retourner sur les lieux et finissent par retrouver le corps pour mettre fin à toutes ces spéculations farfelues. Le cadavre du garçonnet était toujours là, sur les quelques briques où il avait été déposé par sa mère. Personne ne la laisse voir ce qu’est devenu son fils bien-aimé. Mais quelques jours plus tard, ses enfants tombent sur un article sur Internet avec la photo d’un enfant mort lors de l’opération menée à Khouzaa. Il s’agit de Mountathar. « J’ai tout de suite su que c’était lui parce que le matin de sa mort, il avait mis des vêtements que je venais de lui acheter, des vêtements tout neufs, je les ai reconnus sur la photo » poursuit la mère de famille choquée de voir ce que son petit était devenu.

De son vivant, Mountathar était le petit garçon prévenant de la fratrie. « Il me demandait tout le temps si j’allais bien, la nuit il se réveillait pour me demander si je n’avais pas peur des bombes » confie sa sœur Aya. « Il ne nous réclamait jamais rien, ni à manger ni à boire, jamais. Il prenait soin de ses frères et soeurs, il les rassurait » confirme la maman. Mountathar n’avait que 6 ans.

Sur le mur vide, trône la seule photo qu’il leur reste de leur petit héros. Cette photo, Suzan la voulait ardemment, comme un dernier souvenir de cet enfant disparu. « J’ai envoyé mon frère dans les décombres de ma maison, je lui ai dit qu’il devait absolument me retrouver une photo de mon fils, absolument. Il y est retourné et la seule photo qui n’avait pas été détruite, c’était celle-là, celle de Mountathar » Bien qu’endeuillée elle ne pleure pas et ne laisse même transparaître aucune émotion. Elle s’abrite derrière sa pudeur mais le souvenir de son fils l’habite. « Tout ce que je veux aujourd’hui, c’est qu’il vienne me rendre visite dans mes rêves. Je veux voir à quoi il ressemble maintenant ». Si elle a perdu foi en l’avenir, pour ses autres enfants elle n’envisage que du bonheur «tout ce que je veux, c’est qu’ils soient heureux. Qu’ils travaillent bien à l’école et qu’ils soient heureux. S’ils sont heureux, je suis heureuse». Suzan me sourit, me raccompagne jusqu’en bas de son immeuble, son bébé dans les bras et ses enfants autour d’elle. Elle ne me demande rien, me remercie juste d’être venue lui rendre visite et me salue de la main.

J’étais à la recherche de Suzan, «la femme qui a perdu son fils dans ses bras », pensant rencontrer une femme endeuillée réclamant justice. J’ai trouvé Suzan, la mère digne, stoïque, une femme inébranlable avec le bonheur pour seule requête…

Widad Ketfi

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