Les membres du célèbre groupe de rap français I AM ont bercé l’enfance de toute une génération dans les quartiers populaires. Émotion et nostalgie lors de leur dernier concert à Lille, Pegah Hosseini est allée à leur rencontre. 

Akhenaton, Shurik’n, Kheops, Kephren, Imhotep. Cinq noms qui résonnent dans nos têtes depuis des années, désignant les « grands », les « premiers », les « papas » du rap français. Textes riches, cool attitude, l’esprit de qualité de ces maîtres du mot contribue à envoyer une vision positive du rap -une vertu dont devraient s’inspirer certains.

Vendredi 5 décembre dernier au Zénith de Lille, c’était donc une salle pas comble mais en tout cas comblée qui hurlait, chantait, retrouvait ces titres des « années 80 », où « l’ambiance était chaude » …et où certains mecs pleuraient. Car dans la fosse, des âmes sensibles retrouvaient l’idée de combat et d’entraide qui leur manque cruellement dans leur monde actuel. Un homme d’âge mûr, en larmes pendant le flow ininterrompu d’Akhenaton et Shurik’n durant le titre « Demain c’est loin », expliquait qu’il ne comprenait pas. Pourquoi, il y a quinze ans, il « entendait ce morceau et qu’aujourd’hui il y a toujours autant de gens à la rue sans emplois… Et même plus de religion ni d’esprit de famille pour supporter tout ça« .

Des couples heureux, des hommes en costume aux côtés de jeunes en baskets, le public avait en son sein un mélange bien plaisant. Si certains étaient présents pour s’acheter une carte « cool » tandis que d’autres frisaient la tachycardie à l’écoute des refrains de leur adolescence, tous s’étaient au moins mis d’accord sur un point : la bonne ambiance. Décontractée, familiale. Simple. Sur scène, la première partie offrait un enchaînement de haut niveau, avant de céder à l’arrivée successive des Rois d’Egypte – ceux à qui s’identifient bon nombre de jeunes des quartiers délaissés. L’un d’entre eux n’a pas rougi d’avouer qui était là pour « retrouver des valeurs, la foi, de belles choses qu’on ne (lui) répétait pas chaque matin puisqu'(il) n’avait personne« . Seul hic au tableau : un son trop réglé sur les basses tandis que nous cherchions à frissonner sur leurs voix. Mais c’est tout pardonné : alors que des artistes nous font des « petits concerts sympas au son de qualité » (à prononcer de façon maniérée et en expiant une fumée de cigarette) mais manquant cruellement d’esprit, IAM, eux, nous ont réchauffé le cœur tout en ravivant notre âme.

En tête-à-tête avec Akhenaton…

À la suite de la déformation de vos propos, vous avez déclaré ne plus vouloir répondre à la question « que pensez-vous de la scène française actuelle ». Sans citer de noms, sans diffamation ni esprit de mauvaise langue, quels sont pour vous les points positifs et les points négatifs du rap d’aujourd’hui ?

Je vais parler du rap en général, ça englobe le rap français, le rap américain (qui est strictement dans la même dynamique) et le rap des autres pays, aussi. En ce moment je suis en pleine immersion dans le rap arabe car je fais une exposition à l’Institut du Monde Arabe en avril prochain – donc on veut traiter de cet univers là et de son rapport au hip-hop. Globalement, lorsqu’une culture devient une culture de masse, on n’échappe pas à la masse. Le mot “culture” devient tout petit et le mot “masse” extrêmement grand. Ce devrait être l’inverse mais ça ne l’est pas. Au début, on était une poignée de passionnés, de hip-hopers amoureux de cette tendance et le hip-hop, c’est un mode de vie au quotidien. Dans l’ADN de cette musique, il y a l’expansion. Le rap est destiné à s’étendre. Il s’est étendu, jusqu’à embrasser une large population, mais du coup, on va englober dans cette masse des gens qui ne sont pas issus de ce milieu. Ils vont évoluer avec des critères de valeurs et d’éthiques qui sont complètement différents.

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Le rap est le miroir de ce que vit notre société

Donc ma vision aujourd’hui c’est une vision qui pratique le rap dans son orthodoxie originelle, mais qui accepte complètement le fait qu’il ne soit plus une culture underground, une contre-culture, c’est une culture de masse. Un moyen énorme de vendre des disques aussi. Petit rappel que je tiens à préciser : lorsque ce courant est apparu, ce n’était pas un outil de contestation. C’était un outil de divertissement. De 1972 à 1983 c’est resté un outil de divertissement, une musique de fête, une musique de club. C’est devenu une musique d’engagement après. En France on a toujours cette image de musique engagée, moi je ne suis pas pour ça, je fais de la musique dans laquelle je m’engage, dans mes paroles mais je peux écouter de la musique très légère… Comme chez James Brown, qui a fait le grand écart. Je suis donc dans l’acceptation de ce qui se passe sans déformer ma propre musique histoire d’aller dans la tendance. Et puis je ne veux surtout pas revêtir l’habit de juge du rap qui, de par son ancienneté, “connaît tout alors que les autres ne connaissent rien“. Que des jeunes veuillent s’y mettre, tant mieux, ça me pose problème uniquement quand ces gamins deviennent des talibans, qu’ils disent “moi ce que je fais c’est du vrai rap et vous…“. Non, petit, fais du rap, tais-toi, reste tranquille, comme tout le monde. C’est juste ça. C’est plutôt un cri d’ouverture d’esprit, j’essaie de rester dans les préceptes à la fois des valeurs culturelles du hip-hop et de mes valeurs religieuses, qui sont l’acceptation des autres, de leurs différences. J’essaie de ne pas juger les autres, sauf quand leurs jugements me percutent de plein fouet. La politique, les décisions sociales… Ça je me permets d’en parler parce qu’ils m’englobent dans leurs pensées. On parlait à l’instant d’Eric Zemmour : lui, dans ses interventions, il me prend et me met automatiquement dans son débat. En tant que musulman, je suis au cœur de son débat.

Y-a-t’il des des ingrédients, des valeurs qui semblent vous manquer ?

Le rap est le miroir de ce que vit notre société et de ce que vivent nos quartiers. Aujourd’hui les jeunes des quartiers ne veulent pas faire partie des gens qui perdent, ils veulent être de ceux qui gagnent. Mais ceux qui gagnent à leurs yeux, c’est la classe politique, ce sont les puissants, ce sont les industriels et forcément on va avoir des valeurs dans les quartiers qui sont ultra-libérales, violentes et ça se retrouve dans le rap par répercussion. C’est pas le rap qui engendre ces valeurs-là, lui arrive en bout de chaîne. S’il n’y avait pas le rap, ça n’empêcherait pas les jeunes de vouloir une Audi A3. C’est pas le rap qui a construit les Audi et les Mercedes, des voitures que je voit défiler dans mon quartier, à 160kms/h. Vu comment j’ai été élevé, quand je vois des gamins faire des « week-ends location de voiture », je trouve ça pathétique. Louer une voiture qui monte à 300kms/h pour rouler à fond dans le quartier et faire gronder le moteur… C’est ce qu’il y a de plus kék’. (Et j’ai connu ça en étant petit, les Italiens, on est bien les rois pour ça !). Mais le souci est que ces gamins imitent les puissants, y compris dans les actes délictueux. Il faut leur expliquer que les puissants vont peu ou pas en prison. Mais qu’eux y vont.

IAM, c’est « ce que je suis ». C’est « venez tels que vous êtes ». Que pensez-vous de la politique des dix dernières années, où l’on cause « intégration », « voile », « mosquée », « repas de cantine »… Bref de cette stigmatisation systématique ?

C’est une stigmatisation qui est liée à un système très simple : on s’est aperçu depuis septembre 2001 que la peur était un moteur incroyable pour l’information, ça permettait de multiplier l’audimat, de vendre beaucoup de produits -les écrans publicitaires se vendent bien quand les infos sont dramatiques, ça rassure les gens de consommer.

Pour ce qui est du voile, à la base cela concernait quatre cent ou cinq cent jeunes filles qui revêtaient le voile pour des raisons différentes : certaines étaient obligées par leurs parents, d’autres étaient embêtées dans leurs quartiers. D’autres encore en avaient envie, parce qu’elles pensaient que c’était bien pour elles. J’ai vu pendant un concert une fille avec un niqab au premier rang, qui avait le smile, j’ai jamais vu un tel soleil sur un visage et pourtant ça l’empêchait pas de vivre. Donc comment faire un jugement d’ensemble sur des situations qui devraient être prises au cas par cas ? Ce jugement d’ensemble, cette stigmatisation, à déclenché un autre phénomène : de cinq cent filles à l’époque, on passe à cent mille maintenant. On crée nos monstres, nos démons tous seuls.

La peur n’a jamais été une bonne conseillère, ni en politique, ni dans une société. Je suis désolé pour ces gamins qui sont issus de l’immigration, pour certains de troisième génération, il leur faut un minimum d’amour. S’ils ne ressentent que du dédain, du mépris, de la caricature… Regardez la prise d’otage d’hier (au Pakistan NDLR), on en est à remercier Dieu de ne pas être musulmans ! Et le lendemain on s’est rendu compte que le forcené était juste fou et n’appartenait pas à l’Etat Islamique. Résultat : il est même plus dans l’actu aujourd’hui. On passe d’un mec partout sur les écrans hier et absent le lendemain. C’est très grave… Et la peur, ce ne sont jamais les gens raisonnables qui en tirent le jus. Ce qui me dérange aussi, c’est que dans les débats on ne pose jamais les grandes questions. Regardez au Front National, on leur pose jamais des questions claires par rapport au patronat. Jamais le patronat ne s’est aussi bien porté que sous Hitler, en Allemagne. L’extrême droite n’appliquera jamais le programme de gauche, ils se font passer pour des Che Guevara pour l’instant, pour rallier le vote des ouvriers. Une fois qu’ils auront ces votes, ils appliqueront une politique qui se rapprochera du patronat. Est-ce que les ouvriers français se rendent compte de ça ? J’aimerais bien que les journalistes fassent une analyse historique, que s’est-il passé chaque fois que l’extérieur droite est arrivée au pouvoir ? Ce sont à chaque fois les patrons qui ont été les bénéficiaires de ces élections-là. Jamais la classe ouvrière.

I AM, c’est aussi l’apologie du bien et de la lumière, quels conseils donneriez-vous aux jeunes qui ont tendance à glisser dans les ténèbres ?

C’est très difficile de parler aux jeunes de seize ou dix-sept ans… Ils se sont fabriqués un monde et vivent dans un idéal complètement faux, qui est l’idéal de la société. On peut être un parent, proches d’eux, ils nous écoutent le temps de cinq, dix minutes de discussion et une fois qu’on a le dos tourné leurs abrutis de copains prennent le dessus. Il suffit d’une mauvaise soirée et ça se termine mal. J’aurais des tas de choses à leur dire mais je ne sais pas si ça fonctionnerait.

Moi je peux agir sur mes enfants, au quotidien, je pense que parler énormément avec ses enfants règle pas mal de problèmes. Et quand les parents sont absents, ça donne des situations très compliquées. Là ou je suis triste, c’est que ces gamins-là, sont de ma génération. Je ne peux pas comprendre que leurs parents, avec ce qu’ils connaissent de la vie dans ce pays, puissent laisser des enfants livrés à eux-même. C’est dur au quotidien, il y a des écueils, mais s’ils ne sont pas lâchés dans la nature, on arrive à désamorcer ça petit à petit. Et pour des raisons d’assimilation, on a complètement défait le modèle d’éducation des grands-parents, des parents, on a dit bon, leur culture d’origine est naze, s’ils veulent être Français ils doivent être comme ceci ou comme cela. Il faut qu’ils aient une voiture, qu’ils soient bien habillés, qu’ils aient une copine à leur bras… Ils mettent en application le système : « si tu n’as pas de Rolex c’est que tu as raté ta vie ».

Alors à Lille il y a un travail qui est fait sur le terrain, qui relaie ce qu’on dit. Cette ville a créé une maison où les cultures que l’on pratique sont valorisées. Chez nous à Marseille, c’est le désert total. Les jeunes sont méprisés dans leur culture d’origine, ils sont sommés de se conformer à Monsieur et Madame tout le monde et ça s’arrête là. Un grand paquet vide. Alors qu’on soit relayé, oui, mais que les hommes et les femmes politiques fassent ce pour quoi ils sont élus. Une politique en faveur de tous les habitants. On va se retrouver avec des villes dont une partie sort, bouge et une autre partie qui n’a accès à rien et qui est, dans ses propos tout comme dans ses actes, extrêmement violente. De notre côté, nous n’avons pas su nous unifier pour pouvoir défendre certaines choses. On est toujours considéré comme la minorité qui n’a pas son mot à dire, qui n’a pas d’argent… Sur qui on peut taper. Aux États-Unis c’est différent, fini la période où tu tapais sur les gens. Tu tapes ? Action, réaction. Le mec est viré le lendemain. C’est une différence de puissance. Ici on paie Éric Zemmour pour nous insulter. Nous, notre pays est une oligarchie, une monarchie présidentielle déguisée en démocratie.

Revenons à votre concert. Pourquoi ne faites-vous pas de petites salles, avec une ambiance plus intimiste, la possibilité de profiter de voix et de redécouvrir IAM d’une autre façon ?

Ce qui manque en France, ce sont ces salles de capacité de trois mille personnes. À Lille par exemple, il y avait quatre mille personnes. C’est souvent ou du 1200 ou du 10 000. Après c’est compliqué d’immobiliser un équipe pour de petites salles, il y a des coûts qu’on arrive pas à couvrir. On est dans de l’entre-deux. On serait soit obligé de réduire notre équipe ou de faire plus cheap au niveau des décors. Mais on le fait, à Saint Malo, même à Marseille, on a pas fait le Dôme, on était au théâtre du Moulin. C’est mieux, plus compact au niveau du son. A Lille on l’avait tenté il y a quelques années dans une fac de médecine, au beau milieu d’une salle de dissection, ambiance Harry Potter… C’était super beau.

Vous ne souhaitez pas devenir indépendants ni arrêter la musique : comment envisagez-vous l’avenir ?

Indépendant, je l’ai été pendant douze ans et je n’ai plus la force de le faire. Ça demande une énergie de création, une énergie pour le business, j’ai plus envie. Mon moteur est vide sur ça. J’ai juste envie de faire de la musique et pas de m’en occuper. Après, il y a un outil fantastique qui est Internet : si mon métier et ma passion ne se conjuguent pas, ça ne m’empêchera pas de faire de la musique et de la mettre en ligne. Que les gens puissent l’écouter. J’avais fait ça à un moment donné, j’avais une chaîne et quelques 2500 abonnés, je sortais un titre par mois du coup certains se sont retrouvés avec vingt-cinq titres qui ne sont sortis nul part ailleurs. Mais on était pas assez bons au niveau de la structure et du business pour communiquer autour de ça. Et puis en France c’est compliqué, d’avoir des abonnés. Et ce système ne permet peut-être pas de faire tournées. Moi je suis dans un saut en parachute dans le vide mais j’aime bien ça. Je sais pas où je vais atterrir. De par le passé on a fait de la musique de films, j’aimerais bien faire de la musique pour les autres, aussi. Composer, écrire pour les autres. Ce sont deux directions qui me plairaient. Maintenant, faire des albums… On les fera puisqu’on a la chance d’avoir signé pour deux albums.

« AKH » en solo, c’est un album avec du succès, une femme formidable qui vous a poussé vers ce challenge, une famille soudée derrière… Qu’est-ce qui vous manque ?

J’ai besoin de rien… Peut-être de voyager plus. Oui, un truc qui m’obsède, c’est de me dire qu’il y a des endroits dans le monde que je ne pourrai pas voir avant de mourir. J’ai pris goût aux voyages il y a une dizaine d’années et c’est devenu mon obsession. Dès que je peux je saute dans un avion. J’ai vu un reportage aussi sur des familles qui font le tour du monde. Ça me plairait bien ça.

Propos recueillis par Pegah Hosseini

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