Jean-Philippe Denis, professeur à l’université de Paris Sud et rédacteur en chef de la Revue française de gestion, a accordé au Bondy Blog une interview au sujet de l’affaire Kerviel.

Dans l’affaire Kerviel, la condamnation de Jean-Pierre Mustier (ancien patron des activités de marché de la Société Générale en 2010) pour manquement d’initié par rapport à la vente de ses actifs le 21 août 2007 démontre la responsabilité des dirigeants de la banque. La procédure judiciaire doit s’attacher à l’incrimination des responsables hiérarchiques pour faute managériale (Mustier était le n+8 hiérarchique de Kerviel à l’époque) et trancher pour le remboursement de l’allégement fiscal de 2,2 milliards d’euros.

Le Bondy Blog : Jérôme Kerviel, trader vedette de la Société Générale, a joué en bourse un niveau d’investissement spéculatif égal à 50 milliards d’euros en 2007. Pouvez-vous en présenter les explications ?

Matériellement, Jérôme Kerviel démarre jeune. Il sort d’un master de recherche de l’université Lyon 2. Il débute au bas de l’échelle, est très intelligent, il est bosseur et très ambitieux. Aussi apporte-t-il la représentation du monde de la finance en tant que « mafia », au sens de l’anagramme du mot famille connu selon le terme de « mifa », en conformité avec le corpus verbal terminologique. La première fois que Kerviel dépasse les limites est en 2005, on lui augmente sa limite parce qu’il vient de permettre à la banque d’engranger des bénéfices par sa transgression.

2007 va être l’année complètement folle où il mise 50 milliards d’euros. Il va perdre le sens des réalités. Il est sensé avoir une autorité de régulation en France, c’est l’autorité des marchés financiers. Le problème c’est que, comme son nom l’indique, c’est une autorité française de régulation, or les entreprises sont multinationales. Les autorités de régulation doivent saisir les instances bancaires sur le fait.

Mon sentiment est qu’il est hyper facile de faire parier 50 milliards à quelqu’un. Vous êtes adulé dans les salles de marché, vous êtes grisé par le fait que vous commencez à gagner. Si tout le monde lui dit  « t’es un mec génial t’es le mec le plus grand qu’on ait jamais imaginé c’est génial  ce que tu fais », vous êtes comme Mick Jagger, sous cocaïne, sur scène. Vous ne vous rendez même plus compte de ce que vous faîtes. Lui il va appeler ça un « effet d’engrenage ». Le montant final est la somme de paris qui se prennent en appuyant sur une touche. Ce sont les profits qu’on espère faire dans le futur qui font la valeur d’une action calculés sur les résultats passés. La valeur de l’action croît mais pas seulement. Celui du niveau de croissance des entrées pécuniaires et financières des dirigeants de la Société Générale aussi. Kerviel est dans une telle spirale dans laquelle il a le sentiment de gagner que du coup il va perdre pied avec le réel. Il est dans un jeu vidéo. Et 50 milliards c’est pas très différent de 50 millions, qui ne sont pas très différents de 50000 euros.

Le monde de la finance est un monde à somme nulle. Pour que vous gagniez, il faut qu’il y ait quelqu’un qui perde, c’est comme au poker. La mafia du monde des finances a besoin que quelqu’un tombe mais celui qui tombe est tout seul.

Le Bondy Blog : Comment se dessinent les évolutions de l’affaire Kerviel-Société Générale ? Pouvez-vous définir le cadre des responsabilités des supérieurs hiérarchiques de Kerviel et celles de la banque ?

Je me suis rendu compte d’une chose : le 21 août 2007, on a l’un des principaux dirigeants de la Société Générale, Jean-Pierre Mustier, qui a créé les activités de marché de la banque. Il est le directeur de cette branche. Il a vendu ses actions de la Société Générale. L’autorité des marchés financiers, après l’affaire Kerviel, a déclenché une enquête et l’a considéré illégal pour manquement d’initié en 2010. Ce qui veut dire que l’AMF a considéré qu’au moment où il a vendu ses actions, il avait une information privilégiée sur la situation de son entreprise, en tant que membre du comité exécutif de la Société Générale. Bref une information que les autres investisseurs n’avaient pas. L’AMF a dit qu’étant donné sa place, il n’aurait pas dû vendre les actions possédées et encaisser des bénéfices. Ce type connaissait tous les engagements de la Société Générale, y compris d’assurance de dérivés de crédits – donc y compris en matière d’assurance des subprimes. Il savait très exactement que la crise commencerait début août 2007. Il a démissionné en raison de l’enquête pour ce manquement d’initié qu’il a sur le dos. En tant que professeur de management, je dis qu’il est impossible que Mustier, responsable hiérarchique de Kerviel, ne sache pas, ne voit rien des engagements délirants que celui-ci va prendre entre le 21 août 2007 et janvier 2008.

Le Bondy Blog : Pouvez-vous appliquer cette analyse au traitement d’allègement fiscal dont la Société Générale a bénéficié ?

Je vous réponds très directement : c’est tout l’intérêt que Kerviel soit seul. Comme ça il y a des pertes exceptionnelles. Sinon il n’y avait pas de ristournes fiscales. La fiscalité des entreprises des sociétés permet de bénéficier en cas de pertes exceptionnelles de déductions d’impôts si les dirigeants n’ont eu connaissance ou n’ont concouru par leur comportement délibéré ou par leur carence manifeste dans l’organisation de l’entreprise, aux détournements (voir http://www.contribuables.org/2013/11/affaire-kerviel-bercy-a-offert-17-md-a-la-societe-generale-aux-frais-des-contribuables/ NDLR ). Plus Kerviel perd, plus cela va permettre à Mustier de lui mettre les pertes des subprimes sur le dos. Il a trouvé un homme de paille. Si Mustier a vendu ses actions, Kerviel n’aurait jamais dû prendre ces engagements. Le contribuable serait avisé de demander une expertise managériale par le parquet. L’avocat général à Versailles, en juin 2016, a eu une phrase très forte : « défaillance durable devient faute intentionnelle ». Quand vous dites ça vous dites que c’est la Société Générale qui est responsable. Donc à ce jour ça veut dire que la Société Générale devrait déjà avoir remboursé les 2,2 milliards d’euros. À noter que la banque Société Générale peut réaliser 2,2 milliards d’euros de bénéfices par semestre sur ses activités…

Le Bondy Blog : Vous dites que le monde de la finance boursière est un monde à somme nulle, pouvez-vous relier ce principe à l’affaire Kerviel ?

De plus en plus de monde disent qu’il n’y pas de pertes. Il y a ailleurs quelqu’un qui gagne. Certes, Kerviel mise 50 milliards d’euros, mais il faut qu’ils parient ces 50 milliards d’euros contre quelqu’un. Il est parfaitement possible qu’au moment où un trader vend à pertes, un autre trader sur la planète qui rachète ces valeurs. L’État va compenser les pertes. Cet allègement d’impôts revient à un renflouement, une recapitalisation de la banque. Personne n’a jamais pu dire qui a gagné quelque part ailleurs. Les bénéficiaires ne sont plus installés en France mais en Belgique , à Panama ou ailleurs. Une banque telle que La Société Générale, c’est le fameux « too big to fail »,   trop gros pour faire faillite parce que si vous lui laissez faire faillite il va faire perdre l’argent aux déposants, aux employés leurs emplois.

Le Bondy Blog : Quel avenir selon ces faits pour Jérôme Kerviel ?

Après la délibération au civil, l’exonérant du remboursement de 4,9 milliards d’euros, il y a la partie pénale, la prison pour trois chefs d’accusation : « faux et usage de faux », « introduction frauduleuse de données dans un système automatisé » et « abus de confiance ». Si négligence durable devient faute intentionnelle, mécaniquement, il n’y a plus d’abus de confiance. Si tout monde le savait ce n’est plus une fraude. Faux et usage de faux ça vaut si le faux est crédible. Il y a eu 74 alertes sur les comptes de Jérôme Kerviel. Six de ces alertes ont provoqué de réactions de la part de la hiérarchie. Une des preuves a été de produire un faux mail de la Deutsche Bank avec une notice d’explication en finnois parce qu’il est sensé avoir un engagement avec une branche en Finlande. Tout le monde va dire « ok c’est bon ». Il faut voir qu’une alerte peut entrainer la perte de licence bancaire. Ça veut dire révision de la peine de prison. C’est-à-dire que ce sont plusieurs années de vie en prison de Jérôme Kerviel qu’il va falloir évaluer en matières de dommages et intérêts à payer par le contribuable.

Pour finir, face aux abus étant imposés d’une manière générale, la société civile en la personne morale du Collectif de Défense de l’Usager Citoyen Contribuable, représentée par Alain Padovani, évoque une révolte qui se réveille…

Guillaume Montbobier

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