Le rappeur sort son tout nouvel album ce vendredi. Dans un grand entretien accordé au Bondy Blog, Kery James revient sur sa carrière, ses choix artistiques, sur le climat politique actuel et la mort d’Adama Traoré. Interview.

Bondy Blog : Kery James, si vous deviez vous présenter ?

Kery James : Bonjour, Kery James, auteur, interprète, voilà, artiste.

Bondy Blog : Souvent, vos collègues rappeurs ou même les spécialistes du rap français parlent de vous comme étant la figure de proue du rap conscient. Comment vous définiriez le rap conscient aujourd’hui ?

Kery James : Ce qu’on appelle le rap conscient c’est pour moi l’essence même du rap. Quand j’ai découvert le rap, c’était déjà une musique engagée, qui avait du sens, qui défendait des idées, qui prenait la parole pour les minorités. J’ai continué à faire le rap tel que je l’ai découvert. Aujourd’hui, il y a beaucoup de gens qui font un autre rap qui peut être qualifié de gangster rap ou rap de racaille. Le mien sort du lot mais à l’origine quand je l’ai découvert, il était ainsi. Donc, je n’ai pas l’impression de faire quelque chose d’extraordinaire, je fais du rap quoi !

Bondy Blog : Fin octobre 2015, vous aviez partagé sur votre page Facebook une vidéo intitulée « Zyed et Bouna dix ans plus tard », vue 1 million de fois en moins de 24 heures. Qu’est ce qui vous a conduit à faire cette vidéo ?

Kery James : La veille, je m’étais rendu à une cérémonie à Clichy-sous-Bois à l’occasion des 10 ans du décès des deux jeunes Zyed et Bouna. J’avais été invité par un des frères. C’est suite a cette cérémonie que j’ai fait ce couplet que j’ai posté dans la foulée et qui a eu un grand retentissement.

Bondy Blog : Onze ans après leur mort, vous y pensez toujours ?

Kery James : Bien sûr, c’est quelque chose qui nous a tous marqués, les émeutes de 2005 restent gravées dans la mémoire. Le problème c’est que ce n’est pas encore fini et que ce sont des choses qui peuvent encore arriver.

« Ce qui est arrivé à Adama Traoré, c’est quelque chose qui peut m’arriver ».

Bondy Blog : Justement, en juillet dernier, Adama Traoré, 24 ans, décédait dans un véhicule de gendarmerie dans le Val d’Oise. Vous avez apporté votre soutien à sa famille. Est-ce que vous vous êtes dit, à moi aussi, à mon fils, ça peut arriver?

Kery James : Oui, bien sûr c’est quelque chose qui peut m’arriver. Moi, les gens qui me connaissent me traitent d’une manière particulière, quand ils savent que je suis Kery James. Mais, il y a des moments dans la vie où personne ne me reconnaît, où je peux être traité comme un Noir comme les autres c’est quelque chose qui peut m’arriver, c’est quelque chose qui pourrait arriver à mon fils. Je n’ai absolument pas envie que ça puisse lui arriver ou me toucher ; j’ai soutenu la famille parce que j’ai été très touché par le témoignage de sa mère. Je ne peux pas me prononcer avant que les tribunaux ne se prononcent. Il n’y a pas besoin d’être Sherlock Holmes pour comprendre qu’il y a beaucoup d’incohérences dans cette affaire. On nous a parlé d’une infection, après d’une asphyxie puis ensuite d’une interpellation très musclée avec une technique qui fait débat. Il y a encore beaucoup d’autres témoignages qui viennent s’ajouter et il y a quelque chose de très suspicieux dans cette affaire.

Bondy Blog : Vous revendiquiez dans votre groupe Ideal J le fait que plusieurs de vos amis aient subi des violences policières. Est-ce que vous, étant plus jeune, vous avez été victime de violences policières ?

« Je n’ai pas un discours anti-policier systématique mais il est vrai que dans la police il y a beaucoup de gens qui pensent avoir tous les droits. »

Kery James : Je ne voudrais pas avoir un discours anti-policier systématique, je n’ai pas un discours anti-policier systématique mais il est vrai que dans la police il y a beaucoup de gens qui pensent avoir tous les droits. Le problème c’est que le pays na pas encore décidé … ce n’est pas clair ce qu’ils ont le droit de faire, ne pas le droit de faire, le pays n’a pas vraiment tranché sur ça, est ce qu’ils vraiment ont le droit d’être un peu agressifs ; ils ne semblent pas avoir de consignes vraiment claires, il semble que des exactions soient tolérées ; la preuve je sais même pas sil y en a déjà eu un, ils sont rarement condamnés, je pense que la plus grande condamnation à laquelle ils doivent faire face c’est une mutation. Quand j’étais jeune de mon expérience personnelle, je le raconte dans le morceau « Pour une poignée de dollars », j’étais en garde a vue après  l’agression que j’ai commise, qui était entièrement de ma faute. Dans la cellule da coté y avait un homme algérien qui n’arrêtait pas de crier, et je me rappelle qu’ils sont rentrés à 6 ou 8 dans la cellule et qu’ils l’ont vraiment tabassé et un d’entre eux s’est plaint d’avoir du sang ; il a dit « le fils de …m’a sali »

Je me rappelle aussi un jour un des premiers rapports que j’ai eu avec les CRS. Un de nos amis qui est la première personne qu’on a perdue quand on était jeunes. Il y a un train qui fait Austerlitz-Choisy-Le-Roi qui est direct. Bien sûr, on n’avait pas les moyens de payer nos tickets, on fraudait, et l’habitude de certains quand il y a avait  des contrôleurs c’était de s’accrocher à l’extérieur du train. Un de nos amis avait fait ça, il est tombé et il est mort. On était en colère, il y a eu un rassemblement. Les CRS sont venus. Je me rappelle d’un CRS qui nous avait insulté de singes ça m’avait beaucoup choqué. J’ai aussi rencontré des policiers très courtois et qui essaient de faire correctement mais ça aussi c’est une réalité qu’on ne peut pas éluder.

Bondy Blog : A la suite des attentats du 13 novembre 2015, vous avez publié un clip « Vivre ou mourir ensemble » qui rappelait le projet de 2004 « Savoir et Vivre ensemble ». En 10 ans, selon vous y a-t-il eu une évolution dans la manière de faire du rap ?

« Le rap s’est complètement dépolitisé »

Kery James : Malheureusement, au fur et a mesure, c’est devenu presque ringard de faire du rap à textes avec des vrais thèmes qui concernant la réalité sociale et politique. Le rap s’est complètement dépolitisé. Ce qui avait était juste un exercice qui s’appelle l’egotrip c’est devenu le rap et le courant qui domine. Il y a  de moins en moins de texte, c’est quelque chose que moi je déplore; ce que j’ai aimé dans le rap, c’était qu’il y avait du texte, ca m’interpellait sur des sujets que j’entendais uniquement dans le rap. Parfois, il y a des raps qui m’ont poussé à aller chercher dans le dictionnaire, comme avec IAM. C’était ce coté instructif, contestataire qui m’a plus c’est pour ça que j’ai fait du rap

Bondy Blog : Sur la pochette de votre nouvel album, « Mohammed Alix », on peut voir la mention « Militant Music Advisory » au lieu de la traditionnelle « Parental Advisory Explicit Content. Pour vous, être un bon rappeur c’est d’abord être militant ?

Kery James : Non, pas nécessairement. Il n’y a pas de règles pour les artistes. Ce qu’on demande à un artiste, c’est d’être lui-même. Si ma nature première et profonde, c’était d’être drôle, je ferais de la musique comme ça ou alors je serais humoriste. Mais ma nature première et profonde c’est d’être concerné par les problèmes qui m’entourent. Je suis un peu une éponge et suis un révolté depuis que je suis a l’école. Je me rappelle, un jour, j’étais dans la classe. J’ai demandé à la prof de m’écrire quelque chose, elle m »a dit « je suis pas ton nègre ». Je n’ai pas accepté… J’ai toujours été comme ça. Je n’ai pas de problème avec l’autorité. Si l’autorité est juste, au contraire, elle ne me dérange pas. Je n’ai jamais aimé les injustices et je ne les ai jamais acceptées. Un mec comme Mc Solar,  personne ne viendra te dire que MC Solar est un faux. Non, il fait le rap qu’il a toujours fait. Dès le début, dans le rap, il s’est distingué par son amour pour les jeux de mots. « Une prune dans ta poire si tu tombes dans les pommes c’est que j’ai la pêche. Alors range ta banane, ne ramène pas ta fraise ! ». Il est resté sur cette voie-là, il est resté fidèle à lui-même. Quand tu le vois, c’est quelqu’un d’un peu léger, il est comme ça, ça ne veut pas dire qu’il ne dit rien dans ses chansons. Ce serait gênant si Solar faisait du Kery James ou si Kery James essayait de faire du Solar. Il ne faut pas être dans la posture caricaturale du rappeur gangster caillera qui fait exprès de faire des fautes de conjugaison pour paraître selon lui crédible, ni dans la posture du rappeur tout le temps militant à chaque seconde de sa vie. J’ai des moments où je déconne. C’est le problème de la France de mettre les gens dans des cases.

Bondy Blog : Pourquoi avoir appelé cet album « Mohammed Alix »?

Kery James : Ma mère m’a appelé Alix et Mohammed Ali est quelqu’un dont j’ai apprécié la démarche et dont j’ai apprécié qu’il ait su dire non à la guerre du Vietnam. C’est à ça que j’ai voulu rendre hommage.

Bondy Blog : Au delà du sportif, vous avez été inspiré par l’homme ?

Kery James : C’est vrai, je pratique la boxe aussi. Mais oui, je n’ai pas appelé mon album « Tyson Allix ». Il aurait eu la carrière qu’il a eu sans cet engagement, il n’aurait rien eu de spécial. Ce qui fait de lui un homme qui a marqué l’histoire, c’est parce qu’il a su dire non.

Bondy Blog : Comment vous expliquez que cet album soit autant attendu ?

Kery James : Peut-être le fait que je sois en indépendant. J’ai toujours fait ce que je voulais mais le fait d’être totalement en indépendant, d’avoir personne qui te dit « fais ce morceau-là pour Laurent Bouneau de Skyrock« , je me lâche un peu plus !  Les gens retrouvent un peu le Kery James de Ideal J, c’est ce Kery James à l’origine qui m’a fait connaître du grand public.

Bondy Blog : Avez-vous remarqué que tous vos morceaux ont aussi été partagés par des personnes qui ne sont pas du milieu du rap, comme le titre « Racailles » partagé sur les réseaux par Edwy Plenel par exemple ou Jean-Luc Mélenchon…

Kery James : Jean-Luc Mélenchon aussi? En même temps c’est assez fin parce qu’en le partageant, c’est une manière de dire, je n’en fais pas partie…(rires) J’ai remarqué que c’est un morceau qui a touché la France entière, toutes les couches de la société. Moi je n’ai jamais fait un rap seulement destiné aux Noirs et aux Arabes de banlieue. Très vite dans mes concerts, on a vu beaucoup de Français dits de souche. Dans mes concerts, il y a une grande mixité, il y a beaucoup de femmes, il y a des Arabes, des Noirs, des Blancs, des gens un peu plus âgés, je suis un des rappeurs qui rassemblent le plus.

Bondy Blog : Vous vous êtes adapté avec des sonorités trap qui viennent des Etats-Unis ?

Kery James : Moi, mon but principal est de faire passer un message et pour le faire passer, j’utilise le moyen le plus efficace. J’aurais pu dire non à la trap et faire un concert à la Bellevilloise avec 100 personnes qui pensent que le rap c’était mieux avant et finalement ne pas toucher ma cible. Pour moi, ce n’est pas un problème car quand  on vient chercher du Kery James, on vient chercher un message, un positionnement, qu’importe la musique sur laquelle je le fais. C’est pour ça que je passe aussi à l’écriture de scénarios et de théâtre, parce que ce sera toujours du Kery James.

Bondy Blog : On sait déjà que les rappeurs Youssoupha et Lino sont présents dans ce nouvel album. Est-ce qu’il y aura d’autres invités ?

Kery James : Il n’y aura pas d’autres rappeurs mais il y aura beaucoup d’autres invités comme le chanteur Tomas qui était déjà sur l’album « Réel« . J’ai fait cette fois-ci deux morceaux avec lui. Il y a aussi Cléo une jeune chanteuse belge qui a beaucoup de talent avec qui j’ai fait deux morceaux. Nov avec qui j’ai fait un morceau qui s’appelle « Jamais« , un morceau avec Faada Freddy dans lequel il chante en français.

Bondy Blog : Vous aimez bien associer des personnes d’horizons différents?

Kery James : Exactement. Autant j’écoute Niro, je trouve que c’est un rappeur extrêmement fort, personne ne le nie, il est vraiment très dangereux dans le rap, c’est un vrai rappeur. Autant je vais écouter Nov dont je trouve la technicité très forte. Je vais en concert de Faada Freddy, c’est un plaisir, j’ai même emmené ma fille. Même si ce sont des univers différents, ça me parle!

Bondy Blog : « Musique nègre » c’est une réponse à Henry de Lesquen qui avait qualifié le rap de « musique nègre« , est ce que c’est aussi une manière de s’assumer  ?

Kery James : C’est une réponse à Henry de Lesquen mais en réalité, il faut comprendre qu’il est un prétexte car pour moi, il est insignifiant. Il m’a envoyé une vingtaine de tweets après le morceau auxquels je n’ai pas répondu et auxquels je ne répondrai jamais. Henry de Lesquen tout comme Eric Zemmour participent à repousser les limites des paroles islamophobes, racistes, xénophobes. Ils sont insignifiants sans l’être car ils repoussent chaque jour les limites. C’était aussi un moyen de faire ce clip dans lequel on a fait référence à des personnages historiques noirs que la jeune génération ne connaît pas forcément; ce n’est pas à l’école que j’ai entendu parler de Malcom X. Ca permet de faire ce travail d’éducation qu’il y a avait dans le rap et qui n’existe plus aujourd’hui.

Bondy Blog : Dans « Racailles« , vous vous attaquez avec virulence à la classe politique française. Qu’est-ce qui vous a motivé à faire ce morceau ?

Kery James : C’est une accumulation, ça fait des années que ça ne va pas. Peut-être que ça a toujours été comme ça. Je savais qu’à l’aube des élections, ils allaient essayer de stigmatiser toujours les mêmes, désigner pour responsables toujours les mêmes, à savoir les Arabes, les Noirs, et musulmans car avec les musulmans, ils font d’une pierre deux coups…. C’était une façon de leur répondre, ma petite vengeance . Dans mes morceaux, je parle des vrais problèmes des français, la délinquance dans les hautes sphères dans la politique, le cumul des mandats… Je n’ai pas un discours du « tous pourris » mais je me dis que le système est organisé de telle sorte que lorsque tu veux faire de la politique un métier, tu finis malgré toi par être corrompu.

Bondy Blog : Vous croyez encore à la politique Kery James?

Kery James : Je ne crois plus en la politique politicienne, je crois au réveil citoyen en l’action de gens qui ont encore le sens des réalités, le problème c’est que on est dirigé par des gens qui n’ont plus le sens des réalités, qui n’ont jamais connu nos difficultés, qui viennent du même milieu social, qui ont été à l’école ensemble, qui ont vécu dans une bulle… Ils ne savent pas ce que c’est la France en réalité.

Bondy Blog : Cela va-t-il vous empêcher de voter en 2017?

Kery James : Bon, c’est quelque chose de très personnel sur lequel je n’ai pas trop envie de m’exprimer. En tout cas, je ne prends pas la responsabilité d’inciter les gens à voter pour qui que ce soit.. en attendant qu’un homme du peuple émerge.

Propos recueillis par Felix MUBENGA avec Fethi ICHOU
Crédits photo : Florentin Coti

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