Le lieu de la première action de cette semaine de mobilisation des enseignants du 93 n’a pas été choisi au hasard. Rendez-vous a été donné devant la Maison d’éducation de la Légion d’honneur. « Alors que d’autres établissements manquent de moyens, de postes, de remplaçants, avoir en plein milieu de Saint-Denis un établissement réservé à l’élite, c’est un symbole de l’inégalité », affirme Camille Moro, professeur d’histoire-géographie au lycée Pablo-Neruda de Pierrefitte-sur-Seine et adhérente SUD éducation.

D’abord éparpillés aux alentours de l’Hôtel de ville de Saint-Denis, plusieurs dizaines de manifestants emmitouflés se rassemblent pour l’ouverture des portes de la Maison d’éducation de la Légion d’honneur à 8h. Plusieurs d’entre eux parviennent à s’engouffrer à l’intérieur en même temps que les élèves. Quelques enseignants maintiennent la porte ouverte tandis que d’autres déploient des banderoles devant l’entrée. A l’intérieur, au milieu des protestations du personnel, une cinquantaine d’enseignants passe la loge du gardien et se rassemble dans une cour à la pelouse enneigée, encadrée par d’imposants bâtiments classés monuments historiques. « Nous avons décidé en Assemblée générale d’un appel à la grève reconductible et de plusieurs actions à mener cette semaine. Ceci est la première de ces actions« , annonce Boris Tavernier, professeur de français à Bagnolet et un des coordinateurs de la manifestation.

Les enfants de la Légion d’honneur ne sont pas plus exceptionnels que ceux à qui je fais cours

Située dans le centre-ville de Saint-Denis, à quelques mètres à peine de la Basilique, la bâtisse est imposante. La Maison d’éducation de la Légion d’honneur est un établissement d’enseignement public créé en 1805 par Napoléon, qui accueille en internat 500 jeunes filles descendantes de membres de la Légion d’honneur, de décorés de l’ordre national du Mérite et de médaillés militaires. Un établissement de l’élite dans un territoire fracturé par les injustices et les inégalités sociales, scolaires et économiques.

Les enseignants regardent les lieux avec étonnement. « On nous répète que nous ne pouvons avoir davantage de moyens car nous sommes déjà bien dotés. Aujourd’hui, je découvre cet établissement qui, lui, est indiscutablement bien doté!« , s’exclame Sylvain Angiboust, professeur documentaliste au collège Politzer de Bagnolet. « Les enfants de la Légion d’honneur ne sont pas plus exceptionnels que ceux à qui je fais cours », poursuit-il. « Il n’y a pas de raison que nos gamins travaillent dans des établissements à la moquette moisie ou dont les murs contiennent de l’amiante. »

Du côté de la Légion d’honneur, un membre du personnel s’emporte : malgré les apparences, l’établissement connaît lui aussi des fuites d’eau et autres dysfonctionnements matériels, affirme-t-il. Une manifestante lui lance ironiquement: « Vous avez des tables et des chaises ? Oui ? Alors vous êtes mieux dotés que nous. » Contactée, la Maison d’éducation de la Légion d’honneur n’a pas souhaité faire de commentaire.

70 à 80 enseignants du 93 présents pour dénoncer le « manque de moyens matériels et humains »

Au total, ce sont 70 à 80 enseignants de collèges et de lycées du 93 qui ont envahi l’établissement, soit le nombre espéré, avec une quinzaine d’établissements représentés, indique Boris Tavernier. Quelques membres du personnel forment un cordon pour empêcher le groupe d’avancer vers les salles de classe. Les enseignants, bien qu’enthousiaste, restent sagement au milieu de la cour. Des slogans lancés au mégaphone sont repris par le groupe : « Un même droit à l’éducation dans tous les quartiers, dans toutes les régions »; « Blanquer, Blanquer, le 93 est en colère! »; ou encore « On veut des moyens, on n’est pas des moins que rien! » Les élèves, de jeunes filles cartables sur le dos, observent avec surprise puis passent furtivement à travers les manifestants pour aller en classe.

Le mouvement s’inscrit dans la lignée du collectif « Touche pas à ma ZEP » et fait suite aux actions menées depuis janvier 2018 pour souligner le manque de moyens humains et matériels que déplorent les enseignants du département. Parmi les exigences de la mobilisation : la construction d’établissements, l’embauche de personnels, l’augmentation des dotations des établissements d’enseignement primaire, secondaire et supérieur et « l’abandon des réformes du lycée, du bac, de la sélection à l’université et du projet de réforme de l’enseignement professionnel », indique le communiqué de presse. Côté syndicats, SUD Education et la CNT soutiennent le mouvement.

« Les dotations horaires globales ont été revues à la baisse et nos effectifs ne suffisent pas pour mener à bien notre mission d’éducation, explique Boris Tavernier. Le gouvernement annonce des réformes difficiles à réaliser, comme celle du dédoublement des CP en REP+ dans des écoles qui n’ont pas toujours assez de place. Quant à Parcours Sup, cela va surcharger les enseignants. Sans parler d’un traitement informatique qui mènerait, semble-t-il, à une pondération des établissements dont on ne peut que supposer qu’elle va défavoriser le 93. Il faudrait que ce point soit clarifié », poursuit-il.

Cette manifestation représente une minorité dans le département

A l’extérieur, la police est sur les lieux : trois voitures et une douzaine de policiers gardent calmement l’œil sur l’entrée depuis l’autre côté du trottoir. « Il a été difficile de mettre en oeuvre une mobilisation à travers le département, mais il y a un vrai ras-le-bol », indique Delphine Ya-Chee-CHan, professeur documentaliste au lycée Maurice Utrillo de Stains syndiquée Sud Education. A Utrillo, le premier problème déploré est le manque de moyens pour faire face à une violence croissante. Lundi 12 mars, un élève du lycée a été agressé à coups de marteau sur le parvis de l’établissement, comme nous le rapportions dans notre enquête. « Il n’est pas normal que des élèves aient peur d’aller en cours, et il n’est pas normal de devoir se mettre en grève pour maintenir un nombre suffisant de surveillants, » déplore-t-elle.

Les enseignants interrogés espèrent que leurs demandes de moyens obtiendront une réponse de la part du rectorat de l’Académie de Créteil. Contacté, ce dernier explique que « tous les établissements qui souhaitent être reçus le sont, les situations sont examinées au cas par cas et les réponses apportées le sont de façon équitable, » soulignant que « cette manifestation représente une minorité, sur la centaine d’établissements que compte le département. »

Vers 9h, le groupe commence à quitter l’établissement pour se rendre vers la Bourse du travail de Saint-Denis. Une voiture de police les suit tandis que, dans la rue, ils continuent à scander les mêmes slogans. « Nous craignions de ne pas avoir assez de monde mais le mouvement est lancé avec une première action réussie », se réjouit Boris Tavernier. « Nous espérons qu’un dialogue pourra être ouvert et que nous obtiendrons mieux que des réformes de communicant – on augmente bien le budget de l’armée, n’est-il pas important d’avoir une population éduquée ? En tout cas, nous avons besoin de tout le monde, et ce n’est que le début », promet-il.

Sarah SMAIL

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