Depuis quelques temps, je passe chacune de mes nuits sur Internet pour scruter ce qui se passe en Iran. Ce que je découvre est parfois tellement étonnant que je vais essayer de le partager dans cette chronique hebdomadaire pour le Bondy Blog. L’Iran est actuellement le théâtre d’une lutte pour la liberté absolument unique au Moyen-Orient. Même si le régime tient solidement en place et n’a pas utilisé, loin de là, tout son éventail de moyens de répression, l’opposition, le « mouvement vert », comme il se nomme lui-même, fait preuve d’un courage et d’une inventivité qui auront tôt ou tard des conséquences majeures.

L’Iran, de ce point de vue, s’est toujours montré à l’avant-garde. Entre 1905 et 1911 a eu lieu la « révolution constitutionnelle », un mouvement très en avance sur son temps et qui a limité le pouvoir de la dynastie Qadjar avant d’en précipiter la fin. En 1951, le premier ministre Mohamad Mossadegh a procédé à la nationalisation du pétrole, avant que Nasser ne fasse de même avec le Canal de Suez. Il a été renversé par un coup d’Etat ourdi par la CIA mais son œuvre visionnaire a inspiré tous les futurs producteurs de l’OPEP. En 1979, la révolution islamique était elle aussi, à sa manière, avant-gardiste, avec des répercussions considérables dans le monde musulman et la géopolitique mondiale.

Le mouvement vert, qui tente aujourd’hui de faire tenir à la République islamique sa promesse… républicaine, est à considérer dans cette lignée d’innovations et de maturité politique. Entièrement pacifiste, il utilise les derniers outils mis à sa disposition par Internet – Twitter, Youtube, Facebook, pour citer les principaux. Sa capacité de mobilisation, sa détermination et le simple fait qu’il est plus fort que jamais trente-huit semaines après les élections contestées du 12 juin 2009 ont surpris tout le monde, à commencer par le régime iranien, malgré une centaine de morts parmi les manifestants et plus de 4000 arrestations.

Or les médias traditionnels ont de la peine à suivre les événements de Téhéran, parce que leurs sources traditionnelles, agences de presse ou envoyés spéciaux, sont soumises à des restrictions drastiques par les autorités. Aucun visa de presse n’a ainsi été émis par l’ambassade d’Iran à Paris depuis juin dernier. Les « verts » l’ont bien compris. A l’automne, un manifestant a été photographié tenant cette pancarte : « Vous pouvez bannir les médias étrangers, mais pas nos téléphones et nos appareils de photo. Chacun d’entre nous sera un reporter (ci-contre). »

Cette chronique va tenter, modestement, de rendre compte des principaux événements et se veut un hommage aux Iraniens qui nous donnent, en passant, une sacrée leçon d’innovation médiatique et politique. Et aussi d’humour : que l’on songe seulement à la vague d’hommes iraniens qui se sont affichés en tchador sur Internet lorsque le leader étudiant Majid Tavakkoli a été arrêté le 7 décembre. Le régime l’a accusé d’avoir cherché à fuir l’université déguisé en femme et a publié sa photo en tchador, pour le ridiculiser. C’était sans compter l’effet boomerang de centaines d’autres Iraniens.

Cette longue introduction limite la place qu’il me reste pour le compte rendu de cette semaine. Allons donc à l’essentiel.

1. L’assassinat du physicien nucléaire Massoud Ali-Mohammadi, le 12 janvier, continue de faire couler beaucoup d’encre digitale. Le régime et l’opposition ont tous deux clamé que ce professeur de 50 ans était des leurs. Sauf que c’est l’opposition qui a raison : Ali-Mohammadi avait signé une lettre de soutien à Mir-Hossein Moussavi en juin dernier. D’ailleurs, plusieurs sites web rapportent qu’un groupe de professeurs d’université portent désormais sur eux une lettre disant : « Si je suis retrouvé mort en raison d’une bombe, d’une balle, d’une chute du dernier étage, d’une strangulation ou d’une dissolution dans l’acide, sachez que A) je ne suis pas un physicien nucléaire et B) je ne suis pas un supporter d’Ahmadinejad. »

Blague à part, des détails intéressants sont en train d’émerger sur le travail du professeur, et notamment son mandat pour représenter l’Iran dans le projet SESAME en Jordanie. Le but de cet organisme supervisé par l’Unesco et un ancien directeur du CERN, à Genève, est de construire un accélérateur de particules (synchrotron léger) pour les sciences expérimentales. Neuf pays sont parties prenantes, dont l’Iran et… Israël. La version officielle veut que les représentants des deux pays se côtoyaient mais ne se parlaient pas. La version officieuse est différente.

2. Sur twitter, on apprend qu’au moins six professeurs de la grande université Allameh Tabatabai ont été suspendus de leurs fonctions. Cette université compte 15 000 étudiants, elle est considérée comme la meilleure dans les matières suivantes : économie, commerce, droit et psychologie.

3. Le journal  Tehran Emrouz (Téhéran aujourd’hui) pourrait bien avoir de nouveaux problèmes, parce qu’un de ses concurrents plus conservateur estime que son nouveau logo fait penser à une femme qui danse. Tehran Emrouz appartient au maire de la capitale, Mohsen Qalibaf, ancien chef de la police nationale, un conservateur qui est toutefois opposé au président Mahmoud Ahmadinejad. Son journal avait été fermé en juin 2008 pour six mois à la suite d’un dossier jugé « insultant » sur le bilan des trois ans du président. Le logo est reproduit ci-contre et je laisse les lecteurs juger de son niveau pornographique.

4. Les fissures se multiplient au sein du régime, au point que le Guide suprême Ali Khamenei a dû battre le rappel à l’ordre. Tous ceux qui portent des responsabilités au sein de « l’élite » doivent cesser de tenir des propos ambigus et rejoindre notre camp, dit-il en substance. En effet, de nombreuses voix se sont élevées pour protester contre l’utilisation de l’accusation de mohareb (en guerre contre Dieu) à l’encontre de seize manifestants. Selon la charia, la punition des mohareb, c’est la mort.

D’autre part, le torchon brûle entre le député conservateur Ali Motahari, qui a durement critiqué Mahmoud Ahmadinejad et le plus proche collaborateur du président, Esfandiar Rahim-Mashai, accusé de corruption morale, d’enrichissement personnel et d’avoir placé ses enfants à la tête d’un des principaux constructeurs automobile du pays. Enfin, 55 députés demandent que Said Mortazavi, ancien procureur de Téhéran, responsable de la mort d’au moins trois détenus dans la prison de Kahrizak, et sans doute du viol de beaucoup d’autres, soit poursuivi par la justice.

Tout cela fait suite aux déclarations fracassantes du député réformateur Javad Ettaat à la télévision nationale, seule fenêtre ouverte à la critique depuis des mois par ce média ulraconservateur et contrôlé par le Guide suprême. Le blog Dentelles et Tchador d’Armin Arefi en donne un compte-rendu complet.

5. Selon des militants iraniens des droits de l’homme, les révoltes continuent dans les prisons et notamment à Gohardasht, dans la banlieue de Karaj, ville périphérique de Téhéran. Deux détenus ont réussi à désarmer leurs gardiens pendant qu’ils étaient torturés avec des matraques électriques. Ils les ont enfermés, ont libéré d’autres détenus et pris temporairement le contrôle d’une partie de cet établissement, qui a sinistre réputation. Les autres gardiens les ont arrosés de gaz lacrymogènes pour reprendre le contrôle de la situation mais les détenus ont mis le feu à leurs couvertures pour atténuer l’effet des gaz. Les combats ont duré plusieurs heures.

6. Autres nouvelles de prison. Selon le site Khordad88, la vie d’Ibrahim Yazdi est en danger. Cet opposant de 79 ans, membre du mouvement séculaire et ancien ministre des affaires étrangères à la révolution, a été arrêté pour la troisième fois en 2009 le 28 décembre. Après les élections de juin, la police était allée l’arrêter jusque sur son lit d’hôpital. Sa famille a été priée par les autorités pénitentiaires de lui apporter des médicaments. Autre détenu, Alireza Beheshti, le fils d’un grand révolutionnaire et principal conseiller de l’opposition, a souffert d’une crise cardiaque mercredi matin à la prison d’Evin, selon la page Facebook du chef de l’opposition Mir Hossein Moussavi.

7. Tousser pour protester. Le site de l’opposition Rahe-Sabz (voie verte) rapporte qu’une récente allocution d’Ali Khamenei devant des soldats a dû être interrompue, en raison des toussotements dans la salle lorsque le Guide a critiqué l’ayatollah Montazeri. La police est à la recherche des tousseurs.

8. Le calendrier joue un rôle essentiel dans les mouvements de protestation en Iran. La journée des étudiants, le 7 décembre, a vu les plus importantes manifestations et la plus violente répression depuis des mois. La mort de l’ayatollah dissident Montazeri le 19 décembre a étendu la contestation dans la ville sainte de Qom et les cérémonies annuelles de l’Achoura (commémoration du massacre des chiites par les Sunnites en 860 après JC) ont poussé le régime à tirer sur la foule.

Le 28 janvier, ce sera les quarante jours après le décès de Montazeri, un anniversaire très importants dans les rituels iraniens. La semaine suivante commencent les célébrations du 31e anniversaire de la Révolution, pendant lesquelles de nouvelles confrontations sont attendues. Le régime a d’ores et déjà demandé à la télévision de ne pas montrer les images habituelles de manifestants contre le Shah qui s’en prennent aux forces de l’ordre, afin d’éviter le parallèle avec ce qui se passe aujourd’hui.

C’est tout, c’est long et pourtant qu’une petite sélection de ce qui se passe à Téhéran. A la semaine prochaine !

Serge Michel

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