« Je suis une star ici », frime Kechmaïna. Élève en 6ème, l’adolescente passe une grande partie de son temps libre à la médiathèque de son quartier à La Courneuve (93). Dès les devoirs finis et « tous les jours pendant les vacances », jure-t-elle. Sa nouvelle obsession du moment, elle la tient entre les mains : un tome de la série My héro Academia.

Depuis 2015, la ville de La Courneuve organise des « Comités mangas » dans ses bibliothèques. Un temps d’échange mensuel où les lecteurs, comme Kechmaïna, évoquent leurs derniers coups de cœur et découvrent des mangas plus confidentiels. « Nous avons rapidement remarqué que les adolescents empruntaient nos séries mangas en masse », se remémore Dicko Traoré, référente manga à la médiathèque Aimé Césaire. Un coup d’œil aux étagères confirme ses dires. L’endroit où devrait se trouver les tomes de One Piece est vide, victime de son succès.

La banlieue « avant-gardiste »

La relation d’amour entre la France et les mangas ne se dément pas. En 2021, une bande dessinée vendue sur deux était un manga, donnant à l’Hexagone le statut de second plus gros lecteur au monde, après le Japon.

Malgré ces chiffres astronomiques, le manga a mis du temps à se faire une place au sein des bibliothèques. Depuis quelques années, des initiatives autour du manga fleurissent, mais restent encore relativement rares. Avec ses quelque 700 mangas en rayon, la médiathèque Aimé Césaire « est assez avant-gardiste », sourit Dicko Traoré. « L’année prochaine, nous allons également créer un espace Japon avec de la décoration et des sofas. L’idée est que les jeunes puissent y rester autant qu’ils le souhaitent », souligne-t-elle.

L’arrivée des mangas sur les étagères représente une opportunité pour les bibliothèques de renouer avec leur fonction première de service public : populaire et au service des usagers. « Ce sont les lecteurs qui font le programme du Comité manga », appuie de son côté Mathieu, bibliothécaire en charge du fond Animé. À la place d’un programme défini, une boîte à idées en libre-service. « Je suis simplement là pour guider la conversation et éviter les spoils », plaisante Mathieu.

Les mangas : un « safe space » ?

« On a voulu que les Comités mangas soient un safe space. Il y a beaucoup d’adolescents timides qui viennent tout seuls. Pour nous, c’est déjà une victoire », confient les bibliothécaires.

Ce genre de lecture peut nous servir à affronter ce que l’on subit au quotidien

Chaque mois, les jeunes lecteurs sont invités à présenter leur manga préféré du moment. « On peut lire un extrait de notre choix ou expliquer aux autres pourquoi ce livre nous a plu », explique à voix basse Kechmaïna. Une manière de faire  « travailler la confiance en soi et la prise de parole », pour Dicko Traoré.

Parfois, il arrive que l’univers des mangas crée des vocations chez les lecteurs de La Courneuve. « On a des  jeunes qui sont très motivés, mais qui n’ont pas de réseau », note Dicko Traoré. « On a pu donner des contacts à des adolescents pour qu’ils puissent faire leur stage de 3ème dans une maison d’édition », cite-t-elle.

« Les mangas nourrissent les jeunes », confirme Julien Cueille, auteur psychanalyste, qui a publié en 2022 l’ouvrage Mangas, sagas, séries, les nouveaux mythes adolescents. « Beaucoup de lecteurs de mangas expriment leur souhait de faire des études de psychologie quand ils seront plus âgés », relate-t-il. « Tous les adolescents disent que ce qui les intéressent le plus dans les mangas, c’est la psychologie des personnages », résume l’auteur.

« Le thème de la fin du monde et de la survie revient dans plusieurs mangas », observe Julien Cueille. « On vit dans une société qui ne va pas bien et les mangas peuvent leur permettre d’exprimer cette inquiétude latente. » Même remarque du côté de Kechmaïna, qui a récemment découvert la série Mon ami des ténèbres. « Le manga parle de harcèlement scolaire. Ce genre de lecture peut nous servir à affronter ce que l’on subit au quotidien », évoque la jeune fille.

La génération Club Dorothé, bibliothécaire 2.0

Kechmaïna est une habituée des Comités manga. Toujours dans les parages, l’adolescente fait plus que feuilleter les pages. Mathieu, le bibliothécaire qui anime le club de lecture, « est devenu son psy », plaisante la jeune fille.

« Les bibliothécaires sont les premiers lecteurs de manga », analyse Satoko Inaba, directrice éditoriale chez Glénat Manga, qui édite en France la série One Piece. « Les adolescents des années 90 font partie de la population active. On les retrouve à la tête de librairie ou dans les bibliothèques municipales », détaille-t-elle. Pour l’éditrice, « ce sont eux qui conseillent les adolescents d’aujourd’hui en leur parlant de leur manga préféré ».

On veut sortir de l’image du bibliothécaire qui réclame constamment le silence 

« Les années 90, c’est le moment où les mangas ont vraiment été démocratisés avec le Club Dorothé », rappelle Mathieu, trentenaire et passionné de manga. « Quand je suis arrivé la première fois à la médiathèque Aimé Césaire, les mangas étaient reliés », soupire-t-il. Signe d’un changement des mentalités, les mangas affichent désormais fièrement leurs couvertures colorées et leurs styles graphiques. « Les livres sont faits pour être lus », insistent en cœur Dicko et Mathieu. « Nous ne sommes pas un musée », continuent-ils.

« Les mangas nous permettent de parler avec les adolescents autrement que sous une posture autoritaire », explique Dicko Traoré. « On veut sortir de l’image du bibliothécaire qui réclame constamment le silence. Il faut que l’on soit à la page ».

Méline Escrihuela

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