Guadeloupe, 1645. L’île est en proie à la conquête coloniale et à l’esclavagisme français, les guerres entre tribus aborigènes et colons font rage. L’époque, qui reste méconnue, est la toile de fond du dernier court-métrage, Anne-Sophie Nanki. La réalisatrice y met en scène deux personnages forts : Olaudah, un Marron (personne échappée de la plantation et vivant dans la forêt) Yoruba. Et Ibátali, une autochtone Kalinago, vendue par son père à 14 ans.

Au début de l’intrigue, Olaudah trouve Ibátali au cœur de la forêt, prête à accoucher et en mauvaise posture. Il lui offre son aide. Très réticente au départ, elle n’a d’autre choix que d’accepter cette main tendue. Ici commence leur périple. Ibátali a promis à Olaudah de l’emmener à Waïtukubuli, île sans blancs, sans maître et sans esclaves, s’il consent à l’accompagner à travers l’île. Une épopée bouleversante qui a rencontré son public puisque le court-métrage à décrocher pas moins de 18 récompenses à l’international. Interview avec Anne-Sophie Nanki.

Votre court métrage met en lumière une période peu connue, et des actes de résistances, à la fois de Marrons, mais aussi d’autochtones. Pourquoi avoir choisi cette période ?

C’était important précisément parce qu’il s’agit d’une page oubliée de notre histoire. Cette période, qui dure 50 à 70 ans, va voir les résistances afro autochtones donner du fil à retordre à la colonisation. Tout cela est passé hors champs. Il y a là quelque chose de très injuste dans le récit de cette première phase coloniale, il commence quand on a déjà perdu.

Lorsqu’on nous la raconte, en histoire, on ne le fait le plus souvent qu’à partir du dix-huitième siècle, quand le fait colonial est déjà installé. On ne raconte pas les résistances, les batailles, la solidarité (les communautés amérindiennes ont été un refuge pour les Marrons, ces derniers ont combattu aux côtés des autochtones contre l’envahisseur), et alliances pour la liberté.

J’ai voulu raconter nos aïeux et nos ancêtres dans toute leur humanité et leur complexité

Même au sein de notre communauté, cette histoire reste mal connue. Pourtant, on leur doit notre existence, ces résistances et ces peuples nous ont légué énormément de choses.

À titre plus personnel, cette histoire m’a fait du bien. J’ai retrouvé de la fierté et de l’estime en l’apprenant. J’ai donc voulu raconter nos aïeux et nos ancêtres dans toute leur humanité et leur complexité. Le cinéma n’est globalement pas fait par nous. C’est pourquoi, ces personnes sont considérées comme des corps Noirs meurtris, et uniquement cela, la plupart du temps où elles sont représentées.

Deux archétypes s’y rencontrent : le personnage du Marron, qui a fait le choix de s’enfuir de la plantation, et la jeune femme amérindienne, vendue à un esclavagiste très jeune, et dans une aliénation profonde. Quelle est la relation entre ces personnages ?

Ce qui m’a intéressée, c’était de partir de personnages empreints des stéréotypes des colons. Quand Ibátali voit pour la première fois Olaudah, elle le traite de chien, de monstre, etc. C’est en effet un stéréotype répandu par les colons sur leurs populations serviles ayant pour but d’empêcher toute solidarité.

Mais lui aussi porte un préjugé, puisqu’elle a “frayé” avec les blancs (malgré elle pourtant), elle représente l’ennemi. Olaudah n’a pas encore la complexité d’analyse de la situation d’une jeune femme aliénée qui doit pactiser avec l’ennemi pour pouvoir survivre, acheter une sécurité relative pour elle et pour son enfant.

Tout le “génie” de la situation coloniale est de mettre en concurrence les colonisés pour leur survie

Sur le papier, tout porte à croire que ce sont deux opprimés qui devraient se tendre la main. Mais tout le “génie” de la situation coloniale est de mettre en concurrence les colonisés pour leur survie. Paradoxalement, les colons ont toujours été en sous-effectif. Pourtant, ils ont réussi à dominer des peuples entiers en créant artificiellement des altérités, des conflits.

En cheminant ensemble, ils vont découvrir l’humanité de l’autre, mais aussi redécouvrir leur humanité.

Comment s’est posée la question de la langue choisie pour les protagonistes dans leur dialogue ?

Elle s’est posée très tôt, dès l’écriture. Pour moi, il était hors de question que les personnages parlent un créole contemporain, ç’eut été anachronique, ni le français, qui est la langue des colons.

Dans mes recherches préalables, j’avais découvert qu’on parlait à cette époque une sorte de “proto-créole” appelé “français des îles”. Ce langage, créé par le contact de différentes langues, avait pour but premier de faciliter les échanges et les négociations.

J’ai d’ailleurs rencontré des linguistes à ce sujet. J’avais un beau projet, celui de travailler avec eux à le reconstituer. Finalement, faute de budget et pour ne pas rajouter de la complexité au travail des acteurs amateurs, nous n’avons pas pu le faire aboutir.

Mais, dans l’ouest guyanais, la jeunesse parle encore le Bushinengue Tongo. Il s’agit d’un ensemble de langues de différents peuples descendants autochtones et africains. Et ce choix qui nous a paru pertinent.

Il était également important de rappeler que la prédation de la puissance européenne sur les territoires amérindiens existe toujours

Ces langues sont nées sur les plantations du Suriname. Autochtones et Marrons, après de sanglantes batailles contre l’occupant, ont réussi à obtenir une certaine indépendance. Ils ont ainsi vécu de manière autonome pendant un certain temps, ce qui a permis de conserver ces langues. Dans le film, les deux protagonistes parlent des dialectes différents, mais inter-intelligibles. Par ailleurs, esthétiquement, je trouve que cela crée un vrai cachet, une vraie authenticité.

Il était également important de rappeler que la prédation de la puissance européenne sur les territoires amérindiens existe toujours. Certes les combat ne sont pas les mêmes. Mais l’on en trouve des traces sur un projet comme la Montagne d’Or (projet d’exploitation minière freiné après une vive opposition de la population, ndlr) ou les projets d’installation de centrales dans l’ouest guyanais.

Vous préparez un long-métrage reprenant cette œuvre. Que pouvez-vous nous dire de ce projet ?

L’histoire est tellement vaste, complexe et riche. J’ai prévu d’enrichir le long-métrage. J’y explore comment la civilisation amérindienne et la civilisation Ibbo (nation de l’actuel Nigéria) ont été bouleversées par la conquête coloniale et esclavagistes.

J’y ajoute aussi un nouveau protagoniste pour une nouvelle dimension : la diaspora Séfarade qui cherche alors refuge hors de la péninsule ibérique et va se retrouver, en partie, dans la Caraïbe.

Je trouvais intéressant d’articuler ces trois moments à travers trois personnages distincts . Le scénario est achevé, des discussions sont en cours. On espère qu’il aboutira.

Elle existe, cette île sans blanc, sans maitre et sans esclave ?

Oui, elle existe. À l’époque, il s’agit de l’actuelle Dominique. D’ailleurs, en Martinique, le gouverneur a fait pression sur les Kalinagos pour qu’ils acceptent de livrer tous les Marrons en leur sein et de partir en Dominique.

Nombre sont partis, nombre sont restés. Toujours est-il qu’il demeure une communauté aujourd’hui sur l’île, une véritable communauté Kalinago, de trois mille à trois mille cinq cents membres. J’espère pouvoir aller à sa rencontre un jour.

Quelles leçons peut-on tirer des combats de nos ancêtres pour les luttes actuelles ?

La leçon essentielle pour moi est la suivante : il faut conserver au maximum son identité, sa culture, son patrimoine. Quand on commence à s’effacer pour s’assimiler, on commence à mourir, même si j’ai bien conscience que ça peut aussi être une stratégie de survie.

En tant qu’artiste, je n’ai jamais été autant inspirée que depuis que je travaille sur ces thèmes. Transmettre qui on est, le cultiver et le chérir, c’est vraiment le plus important. Ne pas se perdre, ne pas se diluer.

Propos recueillis par Ambre Couvin

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