Nous voilà en 2020, au cœur d’Alger. Malgré l’espoir suscité par le Hirak – le mouvement de protestation populaire –, la jeunesse algérienne n’a aucune perspective d’avenir. Elle n’en peut plus de cette « terre du néant » et de « ce foutu système ». Elle rêve d’Europe et de réussite.

Les « brûleurs », ce sont eux. Ces « désillusionnaires » qui décident de quitter leur pays natal et tout laisser derrière eux pour « brûler les frontières » et rejoindre l’Europe via une embarcation de fortune au péril de leur vie. Depuis 2014, au moins 26 000 personnes ont perdu la vie en Méditerranée.

Dans ce roman écrit à la première personne, on accompagne Salim et ses camarades dans la flouka qu’ils empruntent pour atteindre les côtes espagnoles. En 184 pages, Neïla Romeyssa nous fait vivre à leurs côtés ce « véritable cauchemar », rythmé par les percussions d’une darbouka et la consommation de drogue. Interview.

Avant de commencer à parler spécifiquement du livre, est-ce que tu peux nous dire quelques mots sur ton rapport personnel à l’exil ?

Je suis née à Alger et j’y ai grandi jusqu’à mes 18 ans. Après mon bac, je suis arrivée à Paris pour suivre des études de littérature. D’une certaine manière, je peux dire que ma route était « tracée ». Mes parents sont francophones et j’ai été scolarisée dans des établissements francophones. C’était une suite logique pour moi, comme pour la majorité de mes camarades de classe.

À Paris, j’étais émerveillée par tout ce que je voyais. Je vivais seule, j’étais indépendante, je me sentais libre ! Mais au bout de quelque temps, la réalité m’a vite rattrapée. J’ai commencé à me poser des questions sur mon rapport à l’exil : la nostalgie, la solitude, la culpabilité d’être partie…

Ces projets m’ont permis de prendre conscience de ce que je vivais, ils ont été ma thérapie personnelle

C’est à ce moment que l’écriture est devenue un refuge. J’ai pu mettre des mots sur mes émotions, mon détachement et mon déracinement. En 2019, j’ai créé mon premier podcast, Algéroisement Vôtre, sur mon enfance à Alger, puis Commun Exil, un compte Instagram sur lequel j’ai recueilli des témoignages de personnes exilées. Ces projets m’ont permis de prendre conscience de ce que je vivais, ils ont été ma thérapie personnelle.

Pour en revenir au livre, est-ce que tu peux nous raconter la genèse de ce projet ?

Comme pour mes deux anciens projets, tout a commencé en 2019. C’était la période du Hirak, le mouvement de contestation populaire algérien. À Paris, il y avait des rassemblements dominicaux sur la place de la République. Au début, je m’y rendais régulièrement, et c’est là que j’ai rencontré un groupe de jeunes Algériens avec lesquels je me suis liée d’amitié.

La majorité d’entre eux ont connu la traversée clandestine – ce sont ce qu’on appelle des harragas. Au fur et à mesure, on se voyait en dehors des journées de mobilisation. Je les retrouvais sur la pelouse du Trocadéro, au bord d’un quai, ou sur un banc dans les rues de Paris. On riait, on chantait et puis parfois, on parlait de la vie, de l’exil, et de leurs aléas.

Puis, en 2020, j’ai fait la rencontre d’un éditeur qui m’avait repérée grâce à Commun Exil. Il m’a proposée d’écrire quelque chose, il m’a poussée à essayer. Je lui avais proposé plusieurs sujets, mais celui des harragas s’est imposé comme une évidence pour un roman. Je me rappelle avoir écrit quelques pages pour tester, mais il manquait un je-ne-sais-quoi de crucial.

Il m’a fallu plus d’un an pour avoir cette « illumination » qui, en fait, tournait principalement autour de la narration. Je suis donc passée du « il » au « je », et c’est comme ça que Brûleurs a commencé à voir le jour. Avec un personnage principal qui raconte sa traversée, partage son vécu et révèle toutes ses émotions.

Ton roman est inspiré de témoignages réels. Tu peux nous en dire un petit plus sur la façon dont tu t’y es prise pour les récolter ?

Brûleurs est une fiction inspirée d’histoires réelles parce qu’il se base sur un ensemble de confidences, sans pour autant avoir une perception documentaire de la traversée et des harragas. En plus de ceux que j’ai rencontrés Place de la République, j’ai également discuté de tous ces sujets avec deux amis que je connaissais déjà d’Alger. Puis un autre avec qui j’échangeais par messages pendant qu’il était détenu en centre de rétention. Tous ces témoignages m’ont permis d’avoir de la matière, mais ma démarche n’était pas journalistique, tout s’est fait naturellement.

L’exil n’épargne personne, les émotions sont là, peu importe la façon dont on est venus

Mon rôle a été de recoller les morceaux, mais aussi de combler les vides avec mon imagination. Mes échanges avec ces jeunes étaient souvent ponctués de silences, de non-dits… Sans doute par honte, par pudeur, ou par difficultés émotionnelles de raconter cet exil qui est loin d’être anodin. C’est pour ça que le format de la fiction s’y prêtait parfaitement.

Parce que finalement, dans Brûleurs, il y a leurs histoires, leurs émotions, mais aussi un peu de moi… Malgré nos parcours qui diffèrent, l’exil n’épargne personne. Les émotions sont là, peu importe la façon dont on est venus. On ne les vit certes pas de la même manière, mais ce qui est certain, c’est qu’on est beaucoup à les ressentir.

La musique a une place importante dans ton roman, pourquoi ?

La musique fait partie intégrante de l’histoire de ces jeunes. La plupart de ceux que j’ai rencontrés ont tenu à me faire écouter des chansons qu’ils appréciaient. Certains ont même pris plaisir à me donner des cours de darbouka. La musique les accompagne partout ; dans leurs rêveries, leur tristesse, leurs moments de liberté…

Elle les lie à leurs racines. Ils se remémorent leur vie passée de l’autre côté de la rive en fredonnant des airs de raï, de rap, ou de musiques populaires. C’était donc évident pour moi d’en inclure dans mon roman, d’autant plus que les paroles des musiques qu’ils écoutent sont particulièrement fortes. Elles parlent des maux de la société, de manque de perspectives, de harga, d’exil, de chagrin…

Salim raconte sa propre histoire, à la première personne, tout en interpellant régulièrement le lecteur. Pourquoi avoir fait ce choix ?

Je voulais créer un effet de proximité avec le lecteur, pour qu’il soit, d’une certaine façon, le confident de Salim. Le fait d’écrire le roman à la première personne donne de la valeur à ses émotions, et le fait qu’il interpelle directement le lecteur permet, entre autres, de l’impliquer directement dans cette histoire. De plus, j’ai tenu à ce que toutes les actions du roman se déroulent au présent. Ce choix éditorial plonge le lecteur dans la réalité de Salim et de ses compagnons de voyage.

Dans ton roman, tu ne racontes pas seulement la harga d’un groupe de jeunes, tu reviens aussi longuement sur leurs émotions, sur leur ressenti…

En Algérie, j’ai l’impression qu’on a banalisé la harga. Comme si c’était normal que de jeunes gens décident de traverser la Méditerranée en mettant leur vie en danger. J’ai compris que ces jeunes convoitent l’Europe parce qu’au pays, ils ne se sentent pas exister. Dans mon livre, j’essaie de faire comprendre aux lecteurs tout ce que cela implique.

En Europe, on voit souvent les sans-papiers comme des statistiques, en oubliant que ce sont avant tout des êtres humains

Et puis, une fois qu’ils atteignent l’Europe – et seulement s’ils l’atteignent –, on les stigmatise, on les regarde de travers et on les condamne. Sans oublier qu’ils vivent constamment dans la peur, du fait de leur clandestinité. En Europe, on voit souvent les sans-papiers comme des statistiques, en oubliant que ce sont avant tout des êtres humains.

Moi, les jeunes que j’ai rencontrés m’ont permis de voir les choses autrement. Ce sont de grands rêveurs qui ne s’arrêtent pas d’espérer. C’est ce que j’ai tenté de retranscrire dans mon roman ; leur soif de liberté, leurs émotions et leur humanité.

Propos recueillis par Ayoub Simour

Crédit photo ©PatriceNormand

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