Sur scène, des sortes de cercueils noirs auxquels il manque le couvercle donnent le ton. Des comédiens qui répètent une dernière fois avant de filer se préparer.  Quelques larmes que le trac fait couler discrètement et la voix en cours d’extinction d’une des comédiennes restent encore à gérer. « Qui aurait de la cortisone ?» demande Elise Chatauret, la metteur en scène, à Philippe Ménard, le chorégraphe, qui finit de donner ses derniers conseils pour ce soir de première.

Salle comble. Il est 20h30. Le texte est fort. Fait presque des trous à la chignole dans le ventre. Aucune trace d’accent banlieusard, uniquement du bon français, terriblement moderne. Presque une invitation aux méditations métaphysiques. En plein 9-3. « Je parle l’indicible couramment ! » prévient le poète punk interprété par Anis. A travers le mythe de Babel, c’est une métaphore de la cité qui est présentée ici. Toute ressemblance avec la cité des 4 000 à la Courneuve ne serait peut être pas fortuite. Au fond, comment construire un monde commun avec des hommes et des femmes différents les uns des autres ? Pour répondre à cette question, défilent tour à tour, le couple modèle, la working girl, la princesse, le poète désenchanté, l’adolescente anorexique,… On y parle de Dieu, de réussite, d’étiquette, de manque d’air, de formatage. Le bassiste, Oscar Clark, joue de la guitare avec les dents, comme pour convertir un peu plus encore les notes de musique en langue.

Elise Chatauret aime ses comédiens. Pas comme une artiste bobo ferait sa B.A en exportant sa culture de l’autre côté du périph’ mais plutôt comme une metteur en scène exigeante. Normal, elle travaille avec des professionnels. Pas de langue de bois ni de phrases toutes faites pour la presse lorsqu’elle parle des jeunes comédiens de la troupe ; « Si je travaille avec des jeunes d’ici, c’est que j’y trouve profondément mon compte. Au cœur de ma démarche, il y a l’échange, le véritable. On ne reste pas sept ans dans un endroit comme celui-ci sans échange. Ces gens et ces territoires m’ont beaucoup apportée et comme dans toute relation humaine, c’est à double sens ». Pour la metteur en scène, il est « odieux de dire à la banlieue : je vais vous apporter la culture, le théâtre. Je savais juste des choses que je leur ai apporté et eux, en savaient d’autres, qu’ils m’ont donnée en retour ».

Lorsque l’on aborde ses débuts en banlieue, Elise nous raconte une histoire d’amour : « C’est inexplicable. Je suis tombée amoureuse des gens d’ici. Je me suis aussitôt sentie à la maison. C’était simple. Une évidence.» Dans sa recherche artistique, la jeune metteur en scène reconnaît à la banlieue un caractère unique, propice à l’inspiration et à la création théâtrale. Avec ses 110 nationalités différentes, La Courneuve c’est des histoires d’exil, de doubles et de triples cultures. « Pour un artiste, la banlieue n’est pas un lieu comme un autre, c’est un prisme par lequel parler du monde dans lequel on vit devient juste fascinant. Ce sont des territoires en souffrance qui n’ont pas droit aux mêmes choses qu’ailleurs. La marge ou la périphérie interpellent car ce sont des endroits dont on peut observer le monde différemment ; davantage que du centre où finalement, il n’y a que des idées reçues ».

Magie. De l’atelier théâtre pour obtenir des points supplémentaires au bac, vers un théâtre de professionnels. « C’est un projet atypique » avertit d’emblée Elise Chatauret. « J’ai tout de suite adoré faire du theatre à l’atelier du lycée Jacques Brel et c’est pour cette raison que j’ai proposé une ouverture professionnelle à quelques lycéens. Les spectacles que je montais là-bas étaient incroyables. Les comédiens apportaient quelque chose de si différent que c’est avec ces acteurs que j’ai eu envie de travailler de façon professionnelle. Il y a eu une sélection qui s’est faite avec le niveau d’exigence et la masse de travail à fournir ; il y a ceux qui ont tenu et les autres. »

Loin des idées préconçues de ce qu’est le théâtre et allégés d’un héritage qui aurait pu les handicaper, les comédiens de Babel ont réinventé le théâtre au milieu d’une cité. « Ils expriment une sorte de nécessité à être la, à être vus et entendus si différente de celle de jeunes qui viendraient de milieux plus favorisés et qui auraient été mis en valeur à coups de cours de danse et de violon. » explique la metteur en scène.

Pour Elise, être comédien professionnel signifie devoir consacrer toute sa vie au théâtre, pendant un temps donné, et être rémunéré. Pour pouvoir verser des cachets aux jeunes de la troupe, la metteur.  en scène a vécu un parcours du combattant lorsqu’elle est allée à la pêche aux subventions. « C’était compliqué de faire entrer le projet dans une case, de lui trouver une place. Je ne voulais pas des subventions du service jeunesse ; il s’agit d’un spectacle professionnel comme un autre et malgré leur jeune âge, les comédiens ne sont plus des enfants » confie-t-elle. « Aujourd’hui, nous sommes payés pour chacune des représentations que nous faisons. En échange : on travaille et on s’engage à continuer nos études» témoigne Allisson, 20 ans, étudiante et ancienne assistante d’Elise dont les cachets de la saison participeront à financer son stage de fin d’études à l’étranger.

En France, le théâtre est fait par et pour les mêmes milieux socioculturels. Il est à la limite de la consanguinité sociologique, du vase clos asphyxiant. Pour celle qui a fait le pari de monter du Marivaux, du Koltès, et bientôt du Sophocle à la Courneuve, « c’est la rencontre des cultures qui est belle. Il faut rester dans l’échange et le dialogue ». Pour y arriver, Elise Chatauret parle d’exigence. Pas de place pour la médiocrité et les membres de la troupe le confirment. « Nous répétons tous les jours de 18h à 22h ainsi que les week-ends et même davantage les semaines précédents les représentations » précise Aziza, 19 ans, étudiante en première année de médecine. « Concilier la fac et le théâtre est parfois difficile mais je m’arrange pour rattraper les cours sur Internet grâce à la visio-conférence.»

Pour Sonia, le deal était clair dès le départ. « C’était un challenge que nous avons tous accepté. C’est vrai qu’Elise est exigeante, que l’on travaille beaucoup mais elle a toujours été transparente avec nous. Ce n’est pas toujours facile mais c’est grâce à cette exigence qu’on arrive à un résultat professionnel ». « Elise n’aime pas jouer le rôle de professeure avec nous » confie Allisson. Pour elle, une fois sur le plateau, un comédien professionnel se doit de travailler et c’est ce que nous faisons ».

« Dès lors que l’on fait autre chose que du sport ou du rap, il y a des préjugés. En réalité, je suis juste une comédienne qui a la chance d’être professionnelle » avoue Sonia, 19 ans, étudiante en Anglais. L’étiquette comédienne de banlieue ne dérange pas Sonia, « il faut juste se battre contre les idées reçues qui collent encore à la banlieue. » Allisson aussi assume de vivre en banlieue. « On vient d’ici. Les gens devraient nous prendre comme l’on est. S’ils viennent aux représentations, ils verront bien que ce n’est pas du travail de maison de quartier. C’est du travail de professionnels. Nous travaillons à partir de textes profonds. Nous sommes vraiment loin du spectacle de fin d’année », ironise-t-elle.

Elise s’imprègne de la vie de ses comédiens pour élaborer ses textes. Lorsque Aziza, qui campe le rôle de la working girl rigide, parle d’adaptation, de la mise aux oubliettes de la langue maternelle, de cheveux frisés, d’exercices d’articulation, cela donne une certaine couleur aux répliques. « Il y a beaucoup de mon personnage en moi. Je suis arrivée d’Algérie il y a seulement deux ans et j’avais un léger accent ; les  »an » ressemblaient un peu trop aux  »on ». J’ai eu droit au crayon dans la bouche pour corriger ma prononciation », s’amuse Aziza.

Même constat pour Ejaz, 20 ans, étudiant en droit. Pour ce passionné de films de Bollywood, le théâtre est un tremplin pour faire carrière dans le cinéma indien. « Avec les chants et la danse qui sont très présents, je vois une influence bollywodienne dans Babel et cela me rapproche de mon rêve d’enfant. En attendant, j’apprends le hindi » confie-t-il.

Artistiquement fascinée et plus libre grâce à la banlieue, Elise Chatauret a trouvé des choses à dire ici, des choses qu’elle n’aurait pas pu dire ailleurs ou pas de cette façon. « J’ai la sensation d’être sur la plaque sensible du monde, d’être là ou je dois être. C’est ici que cela se passe et c’est ici que c’est le plus riche. J’ai plus de matière qu’ailleurs pour travailler » estime-t-elle.

Mona Choule

Site de la compagnie d’Elise Chatauret : elthocompagnie.com

Articles liés