Brusque changement de décor. Finis les animaux et la vie de petit paysan, place au périph’ et aux grands bâtiments. De quoi chambouler l’esprit d’un gamin de six ans. C’est à Créteil que Balla Fofana voit le jour, mais, très vite, sa famille repart vivre au bled, à Sakora, un petit village de l’ouest malien.

Sa mère prend la décision de se réinstaller en France, pour offrir un avenir meilleur à ses six enfants. De retour en région parisienne, le petit Balla a beaucoup de mal avec la langue française et les codes de son nouveau pays. Il finit par être placé en « classe de perfectionnement ». Sans cesse mis à l’écart, celui qu’on qualifie alors de « blédard » ou de « golmon » vit cela comme une véritable « damnation ».

Dans son premier roman, La prophétie de Dali (Eds. Grasset, 2023) Balla Fofana revient sur son histoire. Interview.

Comment t’es venue l’idée d’écrire ce livre ?

Le point de départ, c’est un article que j’avais écrit dans le Libération-Bondy Blog (NDLR : pour les dix ans de la mort de Zyed et Bouna, un numéro spécial de Libération a été entièrement rédigé par les contributeurs du BB, dont Balla). Il avait eu un bel écho et j’ai ensuite reçu beaucoup de demandes d’écrire un livre sur mon parcours – de la part de maisons d’édition, de lecteurs, de proches…

Mais j’avais 28 ans et je ne me sentais pas encore prêt, et puis je n’avais pas encore une situation professionnelle stable. Mais en tout cas, cette envie est restée dans un coin de ma tête.

Tu es né en France, puis ta famille est rentrée au Mali quand tu avais trois ans, et tu es revenu vivre en France à six ans : comment est-ce que tu as vécu tout ça ?

Je n’ai pas de souvenirs de mes trois premières années passées en France, mais j’en ai au contraire plein sur le village. Quand je reviens en France, je suis vraiment un gamin du village parce que dans mon esprit, c’est comme si j’étais né au Mali en fait. Je pensais en kagoro, ma langue maternelle. Mon quotidien, c’était celui d’un petit paysan. Je me réveillais le matin avec le chant du coq, je sortais chercher des bouts de bois, chasser des animaux dans la brousse…

Donc forcément, l’arrivée en France était très étrange. Il faisait gris, il y avait des routes, des grands bâtiments… Et puis je vais à l’école, alors que je n’y avais jamais mis les pieds. Je vois que tous les enfants parlent une autre langue. C’étaient d’autres codes.

Je le raconte dans le livre : à la cantine, on nous sert un plat, je me lave les mains, je dis « bismillah » et je plonge mes doigts dans le plat de haricots. Pour moi, c’est un signe de politesse, mais je vois que ça choque tout le monde. Juste après, on m’envoie chez un psychologue et chez un orthophoniste. Je ne comprends rien à ce qui se passe, c’est un délire !

Peu de temps après, tu es placé en classe de perfectionnement. Est-ce que tu peux revenir sur ces années-là ?

C’était une humiliation. Il faut savoir que les classes de perfectionnement ont été créées au début du siècle dernier. On y mettait les « déficients mentaux », les « attardés », pour ne pas freiner la progression des enfants dits « normaux ». Par la suite, les enfants d’immigrés sont devenus les principaux clients de ces classes. Moi, je me suis retrouvé là-bas parce que je n’avais pas mangé mes haricots avec une fourchette comme les gens « normaux ». J’étais perdu et je sentais que je n’avais rien à faire là.

Dans la cour de récré, les élèves des classes dites « normales » ne veulent pas jouer au foot avec toi

Quand tu es en « perf », tu es constamment marginalisé. Personne ne te calcule et tu finis par douter de toi-même. Dans la cour de récré, les élèves des classes dites « normales » ne veulent pas jouer au foot avec toi. Au quartier, on t’appelle « le golmon ». Même à la maison, ta famille voit ça comme une humiliation, ta mère ne vient plus te chercher à l’école… C’était très violent.

Une fois en France, ta mère tenait à ce que vous conserviez un lien très fort avec votre culture d’origine. Comment est-ce que tu t’es construit avec cette double culture franco-malienne ?

La maison et dehors, c’étaient deux mondes différents : une autre langue, d’autres codes, d’autres valeurs, une autre façon de gamberger. Avec la diaspora malienne, c’est comme si on avait reconstitué un peu du Mali en France. Ça nous a permis de mieux vivre cet exil et ce déracinement, parce que pendant les dix premières années, on n’est pas retournés au Mali.

Chez moi, on parlait le kagoro. D’ailleurs, cette langue est très présente dans le livre : j’ai fait le choix de ne faire parler ma mère qu’en kagoro, puisque c’était vraiment comme ça chez moi. Pour ma mère, ça aurait été un déshonneur que l’on perde la langue de nos ancêtres, que l’on ne soit plus capable de communiquer avec sa mère. Mais il faut préciser que son choix allait à l’encontre des directives de l’époque. On demandait aux parents immigrés d’abandonner leur langue à la maison au profit du français, pour que les enfants puissent « parler un français correct ».

Des darons britanniques ou espagnols qui parlent dans leur langue d’origine à leurs enfants, on va les encourager, mais des Africains qui font pareil, on va les réprimander

Je ne comprendrais jamais ceux qui disent que c’est un frein de parler plusieurs langues. Aujourd’hui, quand je pars en reportage à Calais, je peux communiquer avec certains migrants, donc ça enrichit mes reportages. D’autant plus que parler une deuxième langue dès l’enfance, ça donne aussi des facilités pour en apprendre d’autres à l’école.

Bizarrement, ces remarques-là, on ne les faisait qu’aux familles qui parlaient des langues vues comme peu importantes. Des darons britanniques ou espagnols qui parlent dans leur langue d’origine à leurs enfants, on va les encourager, mais des Africains qui font pareil, on va les réprimander. Il y a un bilinguisme qui n’est pas reconnu, pas légitime. C’est très hypocrite.

Ce roman, c’est aussi un hommage à ta mère. Tu en parles énormément. Quelle importance elle a eu dans ta construction ?

J’ai tenu à brosser un portrait authentique de ma mère, car c’est mon premier modèle. Moi, j’ai un grand problème avec certains enfants d’immigrés qui parlent de leurs parents de manière caricaturale. « Ce sont des blédards », etc. Il serait temps d’arrêter de les regarder à travers ce biais raciste que nous avons nous-mêmes intériorisés.

Ma mère est une personne complexe. Elle est très attachée à sa culture, mais elle a décidé de quitter sa terre natale avec ses six enfants – chose que peu de femmes s’autorisent à faire. Alors qu’elle a idéalisé la France, elle fait partie des invisibles, c’est une prolétaire de plus. Tandis qu’au Mali, c’est une femme d’affaire qui a investi dans l’immobilier et le foncier.

Nos parents sont rarement racontés avec la complexité qui les caractérise

Elle ne sait ni lire ni écrire, mais elle aide d’autres femmes qui souhaitent entreprendre au Mali. Elle a ses paradoxes, ses qualités, ses défauts, comme tout le monde en fait. Je trouve que nos parents sont rarement racontés avec la complexité qui les caractérise, et c’était important pour moi de tenter de le faire dans ce livre.

À la fin du livre, tu dis que tu écris pour venger ta mère, qui n’a pas eu accès à l’école, au savoir, etc. Aujourd’hui, qu’est-ce qu’elle pense de ce que tu es devenu, de ce livre ?

Elle est très, très contente. Et moi, ce qui me rend heureux, c’est qu’en parlant de ma mère dans ce roman, je fais entrer Wassa Magassa dans la grande famille de la littérature française. Ça, c’est une sacrée fierté.

Propos recueillis par Ayoub Simour

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