L’exposition s’ouvre sur l’image la plus crue possible de la banlieue. Des captures d’écran de la télé chinoise montrent ce que le Chinois moyen a pu entrevoir de la banlieue française lors des émeutes de 2005. Des voitures en flammes, des CRS patibulaires à la mine renfrognée, un pompier luttant face au feu, des jeunes de banlieue aux contours incertains surgissent sur cette télé. Des images intemporelles, non identifiées. L’écran est recouvert de gros titres et seul le point d’interrogation se distingue des idéogrammes. Pourquoi en ce mois de novembre 2005, la banlieue française s’est-elle enflammée ? Des questions, mais pas de réponses.

Le photographe Patrick Zachmann, de père ashkénaze et de mère sépharade d’Afrique du Nord, promène son regard subjectif sur cette banlieue dont il se sent proche. Cet objet ignoré, mal connu, il ambitionne de l’incarner, de l’humaniser, comme pour contraster avec la dépersonnalisation et la froideur des quartiers.

L’un des volets de l’exposition est consacré à un travail effectué dans les années 80. Patrick Zachmann anime en 1984, à l’initiative de l’association « Faut voir », un atelier de photographie destiné à onze jeunes adolescents. Le but ? Pénétrer leur quotidien, et capter leurs aspirations. Il choisit une cité des quartiers nord de Marseille. Une cité lambda. Le photographe raconte : « Cette cité est habitée par une majorité d’Algériens et de Gitans. Elle est coincée entre la ligne de chemin de fer, une zone industrielle et une bretelle d’autoroute, c’est un ghetto. Le mur qui longe la voie ferrée a été érigé par les habitants après la mort de plusieurs enfants écrasés par les trains. » Chaque stagiaire produit un livret personnel de photographies et de textes. Le photographe en a gardé un exemplaire.

Lorsque la banlieue s’embrase à plusieurs reprises à partir de 2005, que les problèmes éclatent, le jeune banlieusard fait irruption sur le devant de la scène médiatique. Ces jeunes sont toujours ces mêmes figures désincarnées, interchangeables. Vingt ans plus tard, avec sa caméra, Patrick Zachmann démontre que les jeunes de banlieue vieillissent aussi. Il opte pour un aller-retour entre passé et présent et retrouve ses anciens stagiaires. Ils racontent leurs espoirs déçus, leur trajectoire, leurs réussites. Et plus que tout, les absents hantent ce film.

Le regard de Khadidja, jeune fille rebelle, pour qui la poésie est un exutoire, accroche l’objectif du photographe. Prisonnière d’une destinée toute tracée, elle s’enfuit de la cité Georges Brassens et est placée dans un foyer. Elle échappe ainsi à un mariage forcé avec un homme plus âgé. Alors qu’elle s’est volatilisée, on retient d’elle ses boucles qui tombent en cascade sur son visage et cette moue boudeuse. D’elle, il ne reste que ses poèmes où elle dit sa souffrance, son envie de s’ouvrir à d’autres horizons.

Ali, était celui qui s’était le plus investi dans son stage. D’origine algérienne, il raconte son quotidien fait de glande, de sorties entre copains et de fraudes dans le bus. Une photo de quatre jeunes « hitistes » permet à Patrick Zachmann de comprendre littéralement ce que veux dire « tenir les murs ». Et de mettre un visage sur le désœuvrement.

En 2007, Ali a vieilli comme les autres, il tient un bar à Marseille, le Bar Centre des Autocars, qui donne son nom au film. Ce stage a été pour lui l’occasion d’apprivoiser les deux mondes, celui de la cité et celui de l’extérieur. Profondément impliqué dans l’apprentissage de la photo, Ali est intronisé photographe de sa famille et avait toujours sur lui un appareil photo. Assassiné quelque mois après le tournage du film, sans qu’on n’ait jamais retrouvé le coupable, Ali symbolise les destins brisés.

Autre destin brisé, celui de César, dit le Gaulois. Visage poupin, ce jeune homme blond est d’origine corse. Né avec un bras handicapé, il a dû subir les moqueries des enfants à l’école. De son propre aveu, il n’aime pas les autres et préfère les étoiles et les plantes. Pour se calmer, il observe les chimpanzés au zoo. Son travail photographique leur est consacré. Vingt ans plus tard, celui « qui aurait aimé ne pas penser » est SDF. Après plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, il vit dehors. Patrick Zachmann le retrouve en errant dans Marseille. Par pudeur, ou par peur, il ne s’en approche pas. Tout juste une image fugitive de César est-elle insérée au film. Un César, prostré, le visage mangé par sa barbe, cheveux hirsutes en proie à une crise de folie et parlant seul.

La douleur qui habite Aïcha transparaît au cours du dialogue qu’elle a avec le photographe. Rmiste, elle semble avoir baissé les bras. Elle n’a plus envie de se battre. Elle a aimé « comprendre et regarder le quartier », mais elle n’en est jamais sortie, ne s’est jamais mariée. En contrepoint, sa sœur explique, au contraire, qu’elle a fait de sa vie un combat politique. Elle a participé à la Marche des Beurs, est devenue éducatrice et insiste sur le fait qu’elle a épousé « un Français », comme l’une de ses sœurs. Elle exhorte sans cesse sa sœur à se départir de son désenchantement.

Chérif, Hocine et Yahia sont les jeunes de l’affiche. Ils posent sur le terrain vague baptisé Terre Rouge. L’herbe est moins dense, le paysage urbain semble l’être encore plus. Vingt-trois ans plus tard, le terrain est désespérément désolé. Avec quelques rides et quelques kilos en plus, la coupe à la Julien Clerc période Hair en moins, Chérif pose assis sur le canapé avec sa mère dans la même posture qu’il y a vingt ans. Comme la plupart de ces jeunes, il n’a pas eu un parcours linéaire. Il a fait quelques bêtises, tâté de la bouteille et de la drogue, fait un séjour en prison. Aujourd’hui il travaille, a fondé une famille et s’est rangé.

Des vies émaillées de tragédies mais aussi de bonheurs. Nadia travaille dans une maison de retraite, elle s’occupe aussi de ses deux fils handicapés avec son mari. Elle regarde les anciennes photos avec amusement, les commente. Elle sait pour César, elle aurait aimé avoir des nouvelles de Khadidja. Elle parle du mariage auquel Patrick Zachmann a assisté dans la cité. Elle essaie de se souvenir où se déroulaient les réjouissances. Des photos follement sensuelles, de femmes dévoilées, électrisées par la danse orientale sont nées ce soir-là. Elle se rappelle surtout comment cet atelier l’a amené à sortir des murs clos de la cité Brassens. Ces dialogues racontent en creux les vicissitudes de la vie en cité.

Sans jamais donner de grandes leçons, ni se placer en victimes, les jeunes devenus adultes, se livrent avec pudeur. Patrick Zachmann a su retranscrire des destins singuliers et pourtant banals. Des histoires qui trouvent leur place dans l’histoire de France. La musique orientale planante de Rabih Abou Khalil cadre avec la nostalgie et la douce tristesse qui émanent des protagonistes de l’histoire et traversent la pellicule.

Faïza Zerouala

Informations pratiques :
Jusqu’au 11 octobre 2009 à la Cité Nationale de l’histoire de l’immigration, 293 avenue Daumesnil, 75012 Paris. Métro Porte Dorée
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 17h30, le samedi et le dimanche de 10h à 19h.
Gratuit pour les moins de 26 ans.

Faïza Zerouala

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