Comment aborder le monde du travail, son management souvent impitoyable et le néolibéralisme qui en découle dans une série, le tout sans faire fuir le téléspectateur ? Il faut bien reconnaître qu’au premier abord, ces thématiques peuvent paraître un peu ardues pour le téléspectateur. C’est pourtant le défi audacieux et réjouissant qu’a relevé avec brio « Dérapages », une série française diffusée sur Arte.

Alain Delambre, 57 ans, est un ancien DRH. Epuisé par une période de chômage de 6 ans, il enchaîne les petits boulots. Marié, il a deux enfants qui ont quitté le domicile familial. Condamné à la précarité, il souffre de grandes difficultés financières car il n’a pas fini de payer les traites de son appartement. Pour ne rien arranger, il perd son travail d’employé dans un entrepôt.

Révolté et aigri contre le système qui l’a rejeté, Alain Delambre va remuer ciel et terre pour retrouver un emploi. Dès la première scène, le ton est donné : « Quand j’ai compris à quel point j’étais en colère, j’ai pris peur mais c’était trop tard ». Cette réplique percutante mais empreinte de sincérité nous fait entrer dans l’intimité d’un homme broyé et humilié. Alain Delambre est persuadé qu’à son âge, il lui sera impossible d’être embauché. Surtout dans un domaine aussi pointu et concurrentiel que les ressources humaines.

La trajectoire tragique d’Alain Delambre permet au réalisateur Ziad Doueiri (« Baron noir ») de creuser profondément le terreau social par le prisme de la fiction. La série est portée magistralement par Eric Cantona. L’acteur est bluffant à la fois d’humanité, de détresse et de rage dans son combat contre le « système ». La série en profite d’ailleurs pour brosser le portrait d’un homme ambivalent ; à la fois brutal et touchant dans sa lutte pour la dignité.

Les autres protagonistes ne sont pas en reste, puisqu’ils incarnent avec justesse leurs personnages. On pense notamment à Alex Lutz (Alexandre Dorfmann), un chef d’entreprise sans foi ni loi, et à Suzanne Clément (Nicole Delambre) qui soutient son mari pendant sa descente aux enfers.

Il faut noter que « Dérapages » est librement inspiré d’un roman de Pierre Lemaître intitulé Cadres noirs, lui-même tiré d’un fait réel. Une des grandes réussites de ce polar haletant réside dans sa capacité à interroger le téléspectateur sur des thématiques très actuelles comme le management implacable des grandes entreprises, la place qu’y tiennent les seniors ou la hiérarchie entre les subalternes et les dirigeants dans les grands groupes…

Une subtile analyse sociale

La situation très précaire du personnage principal nous évoque brutalement la discrimination que subissent les seniors au travail. Ces derniers, n’étant plus jugés productifs à partir d’un certain âge, sont massivement rejetés. Le cas d’Alain Delambre est donc éloquent par sa forte résonance avec notre société : celui-ci a perdu son emploi de DRH suite à un plan social. Et ses 24 ans d’expérience n’y changent rien.

Dans l’esprit d’Alain Delambre se développe alors l’idée qu’il a été trahi par le fameux « pacte social. » Ce qui nous amène à nous poser la question de la place des seniors dans les entreprises. A quel âge est-on considéré comme senior ? Jusqu’à quand peut-on travailler ? A cette aune, la précieuse expérience des seniors est souvent mésestimée à tort. Les grands groupes et les grandes entreprises préfèrent faire l’éloge d’une jeunesse triomphante.

Déterminé à retrouver une place dans la société, Alain Delambre s’embarque dans un engrenage infernal qui bouleverse sa vie. Au risque de mettre en danger ses proches et sa famille. Au fil d’épisodes d’une tension insoutenable, nous assistons à la mutation d’Alain, qui devient de plus en plus violent.

Ce processus n’est d’ailleurs pas sans rappeler la métamorphose de Walter White dans Breaking Bad. Alain n’hésite pas à employer des méthodes radicales pour parvenir à ses fins. Sa quête de reconnaissance sociale tourne à l’obsession, au détriment de ses propres principes. Néanmoins, la série nous montre aussi qu’il aime profondément sa famille.

Contre toute attente, notre protagoniste est sélectionné par le grand groupe industriel Exxya pour participer à une épreuve de recrutement très spéciale : l’organisation d’une prise d’otages fictive. En guise d’otages, des cadres importants du groupe dont Dorfmann veut tester la loyauté à toute épreuve. Dans ce petit jeu sadique, Alain va se montrer particulièrement efficace…

Ce mode de recrutement extrême, inspiré de la réalité, fait froid dans le dos. Le spectateur est interpellé et sidéré par ce procédé immoral. Sans tomber dans la caricature, la série nous décrit à quel point le néolibéralisme peut s’avérer inhumain et sans pitié. C’est une vision sans concession du monde de l’entreprise et de ses dérives qui nous est présentée.

« Dérapages » s’attelle également à nous dresser le portrait d’une famille déchirée par la déchéance sociale d’Alain, mais qui s’efforce malgré tout de rester unie. Bref, cette fiction dépasse le cadre simpliste d’un thriller haletant et allie habilement suspense et réflexion profonde autour d’un sujet brûlant de société. Impressionnant.

Hervé HINOPAY

Crédit photo : Arte

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