Règle numéro 1 : Parfois — rarement, mais quand même : parfois — c’est les gentils qui gagnent.
Règle numéro 2 : producteur, mon ami, si tu me pisses dans l’œil, au moins, n’essaye pas de me faire croire qu’il pleut.
Règle numéro 3 : on ne rackette pas La Rumeur.
Dont acte et démonstration, avec, au vol, visite éclair des arrières cuisines de la production cinématographique française. Et la surprise heureuse de découvrir que certaines passent somme toute l’inspection sanitaire avec avis favorable. Ainsi, fin 2013, encouragés par le bon accueil réservé à De l’encre, fiction de 90 minutes diffusée en 2011 sur Canal Plus et le court métrage Le chemin devant moi, (sélection officielle Cannes 2012), Ekoué Labitey et Hamé Bourokba, les dynamiques rappeurs de La Rumeur se mettent en tête de passer à présent au long métrage de cinéma.
Pendant quatre mois, ils écrivent. Le premier jet est dense, très touffu, plus surpeuplé qu’une maison d’arrêt. Trop, donc. De l’aveu même des auteurs a posteriori, plutôt la matière d’une série que d’un film de 100 minutes. Pour ces raisons ou d’autres, en juin 2014, les membres du CNC (Centre National du Cinéma) qui examinent le projet en commission plénière rendent un avis défavorable et n’accordent pas la subvention espérée. Le même verdict est rendu par la commission compétente à la région Île-de-France.
« Les deux principaux guichets publics auxquels on est allés toquer dans un premier temps nous ont déboutés. Un organisme public ou privé qui investit une enveloppe sur un projet a une frousse bleue qu’il ne voit pas le jour. Du coup, l’engagement d’autres acteurs comme un distributeur est de nature à les rassurer. Et nous, à cette fin, pendant qu’on écrivait, on avait un type avec qui on avait commencé à s’associer et qui, censément, devait s’occuper de toute cette partie-là. Sauf qu’en fait, rien du tout », raconte Hamé Bourokba.
Six mois plus tard, le coproducteur putatif n’a guère avancé. Ses prétentions financières et artistiques, en revanche, restent élevées. Les deux auteurs réussissent à rompre le contrat sans trop de casse, y laissant quelques plumes financières mais récupèrent la propriété intégrale de leur film. Sauf qu’à ce stade, cette pleine propriété ne vaut guère grand chose. Une envie. Une tache sur un drap. Un sujet de conversation.
Plus encore que l’incurie de l’associé miscast, les refus essuyés en commission les contrarient. Sur le coup, ils les vivent comme un camouflet. Chats échaudés par leurs longs démêlés avec des ennemis aussi puissant et rancuniers que Nicolas Sarkozy ou Skyrock, nos deux amis ont parfois tendance à « craindre l’eau froide » sur leur peau chatouilleuse. Aujourd’hui, ils admettent que ce retour au garage a fait beaucoup de bien au script, même si ce ne sont pas les remarques des commissions, parfois violemment formulées, qui les auront mis sur la bonne voie.
« Après avoir été refusés partout, on a retroussé les manches, on est reparti au charbon. On s’est dit, on ne peut compter que sur nos propres forces, on va y aller comme au début de La Rumeur. On a ramené le script à hauteur d’homme, à hauteur de La Rumeur, on a enlevé tout ce qui ne nous ressemblait pas », relate Hamé Bourokba.
« Surtout, en écrivant, on s’est forgé la conviction que, quoi qu’il arrive, avec ou sans aide, même avec un budget de 100 000 euros, on allait faire ce film », ajoute Ekoué Labitey.
Le résultat est Mon nom à Pigalle, un scénario où, comme Aristote me le recommandait encore l’autre jour, se tricotent trois dynamiques : d’abord une histoire de famille, deux frères (dès le début dessinés aux contours de Reda Kateb et Slimane Dazi) qu’une décennie, autrement dit des années lumières, séparent. Entre les nœuds de cette éternelle querelle d’anciens assagis et de pseudo-modernes turbulents, se confrontent deux façons de se vivre « français-issus-de-l’immigration » et de définir la « réussite » à laquelle on aspire, au gré des illusions qu’on aura entretenues (ou pas) selon l’année où l’on a eu 20 ans. Enfin, dès lors que le quartier constitue un enjeu, un repère, un marqueur qui met ici le feu à la testostérone consanguine, le film raconte aussi Pigalle et l’improbable façon dont Bobos bio, Lascars bling, touristes ploucs et Limonadiers proxos y cohabitent et s’y relaient au fil des heures. Bref, c’est ambitieux, c’est riche, mais surtout, cette fois-ci, c’est fluide et clair. Donc ça va convaincre.
En septembre 2014, ils se mettent en quête d’un distributeur. Ils obtiennent une lettre où la société Haut et Court manifeste un intérêt pour le projet. Coup de bol, ou logique évidente de part et d’autre, ce distributeur, producteur par ailleurs des films de Laurent Cantet (Entre les murs) ou de séries comme Les revenants ou Panthers est unanimement et légitimement respecté par « le métier ».
Enhardis par cette validation, les deux compères sentent le moment venu de présenter leur film à Canal Plus, afin qu’il soit préacheté — et donc, presque automatiquement, tournable, l’argent et l’engagement de la chaîne ayant un effet déclencheur « domino » sur d’autres sources de financement.
Là, ils sont convaincus qu’il va falloir du piston, des connexions copinardes. On réussit à les convaincre que c’est beaucoup plus simple et sain que ça. Ils envoient leur scénario. Il est lu. Ils sont reçus.
« On a frappé chez Canal. On est super bien accueillis par Frank Weber et Sarah Wickler. Retour de lecture très positif. Sur cinq lecteurs, quatre étaient d’avis de le faire passer. Ensuite de façon concrète, la question, c’est ‘qui va porter le projet ?’. En d’autres termes, qui va produire ? Et là, même chose : même si les gens de Canal croient au film et en nous, ils ont besoin d’être rassurés sur la bonne utilisation de leur argent. Nous, on venait de créer La Rumeur Films, mais c’était une coquille vide, rien n’en était encore sorti. Canal nous recommande donc un coproducteur avec qui ils ont déjà travaillé : une jeune femme entreprenante qui avait déjà obtenu plusieurs préachats et dont la dernière sortie avait dépassé le million d’entrées. Les premiers contacts sont positifs », explique Hamé Bourokba.
Mais c’est une règle non écrite de l’industrie du cinéma français « à l’ancienne » : pour obtenir l’aval du « système », une première production de film est assortie d’un bizutage, ou plutôt, d’un péage. En novlangue bouche en cul-de-poule, on dira pudiquement « passe par un parrainage ». Soit, en pratique, un coproducteur, plus ou moins de paille, qui se porte garant et certifie « la bonne fin ». Lequel en l’occurrence fait plutôt penser à un Albanais passeur de migrants en Turquie. C’est la fable de la tortue et du scorpion, mais inversée. Là, c’est le moyen de transport qui ne peut s’empêcher d’avoir « mauvaise nature ». Sans forcément penser à mal, d’ailleurs, ni même se rendre compte de l’amoralité possible du procédé. Juste parce que c’est l’usage. Nothing personal. Just business.
03082015-IMG_0384
Un rite « d’intégration », comme les week-ends « bitures et viols » organisés par le BDE des « grandes » écoles de commerce. Un baptême. Après cicatrisation, te voilà homologué « professionnel de la profession ». Bienvenu au club. Les yakusas, c’est une phalange. Dans le ciné franchouille, c’est plus au niveau du sphincter que ça se trame. Et le mot que tu cherches, c’est « merci ». La preuve, là, le pire, c’est que les deux zozos étaient limite résolus à endurer. Pas de gaité de cœur, mais après tout, si c’était ça le prix. Modestie, humilité, prêts à faire des concessions. L’erreur qu’ont commise les combinard(e)s qui ont tenté de leur chourer leur film, c’est de ne s’être pas contenté d’argent. Ça, le blé tout seul, ce serait peut-être passé. La gaffe, ça a été de pousser la gourmandise jusqu’à vouloir leur rapiner du contrôle artistique. Et là, même pas en rêve.
« On rencontre le producteur. Ils nous mettent l’addition sous le nez. Ils prennent 50% de la prod déléguée (production déléguée, autrement dit la responsabilité financière et juridique de la fabrication du film. Le contrôle de la thune, en bon français), ils prennent la prod exé (production exécutive, autrement dit, la fabrication elle-même, les moyens, la technique, les équipes). Nous, il va nous rester des clopinettes. C’était quasiment du vol. La note était beaucoup trop salée. Et puis, surtout, une fois à Pigalle, il n’y avait que nous qui pouvions produire ce film tel qu’on le voyait. L’argent c’était une chose, mais ce qui a fait déborder le vase, c’est quand en plus ils ont voulu nous donner de nouvelles orientations artistiques. On se retrouvait relégués au statut de simples scénaristes embauchés — alors que c’était notre projet », peste Hamé Bourokba.
Les voilà emmerdés, toutefois, persuadés que leur sursaut d’indépendance va être perçu comme une mauvaise attitude (as in « Niggaz with— ») ou un comportement « difficile ». Donc va remettre en cause l’accord de Canal plus.
« Et là on s’est dit prenons le risque. Retournons voir Canal et essayons de les convaincre que nous et nous seuls pouvons produire ce film comme il doit l’être. Présentons-leur un budget le plus carré possible et à partir de là, ils nous font confiance ou pas », poursuit le membre du duo La Rumeur.
« En fait, ça se passe toujours comme ça depuis de début de La Rumeur. À l’arrivée, on se retrouve à faire le truc nous même. Dans la musique c’est pareil. On n’a pas d’agent. Pas de maison de disques. À chaque fois, c’est plus simple de se prendre par la main. Ponctuellement, si on a besoin d’une expertise, on consulte. S’il faut une lettre juridique, on va voir un avocat, ça n’est pas le problème. Mais on reste aux commandes. On ne le fait pas exprès. Dans la pratique, c’est juste ça qui se passe », souligne Ekoué Labitey.
Et à Hamé Bourokba de reprendre : « Et donc on a pris ce risque et Canal a dit okay. Ça a été beaucoup plus simple que ce qu’on appréhendait. On avait un superbe tableau de bord. Un beau cast. Un plan de travail extrêmement réaliste. Le soutien du CNC (finalement obtenu au deuxième essai, avec le scénario nouvelle version. Comme quoi), de la région Île-de-France Région (même chose. Comme quoi), un distributeur respecté. Mais n’empêche. Ça aurait pu foirer ».
Bon alors, après, l’identité de l’interlocuteur joue. Mais qu’on nous cite un moment dans la vie où l’identité de l’interlocuteur ne joue pas. Et là, à première vue, pour qui verrait le mal partout, il y aurait moyen d’insinuer qu’une maçonnerie yvelinoise est sourdement à l’œuvre. Frank Weber, le patron des acquisitions ciné de la chaîne, et Ekoué Labitey sont « pays », comme on dit à la campagne. « Ouais, voilà, il a grandi à Elancourt, en fait, dans le 78. Comme moi. Donc à côté de Trappes. Et bon, Élancourt, les gens ont un poil plus de pouvoir d’achat qu’à Trappes, mais c’est pas ouf, quoi. Ça reste quand même des banlieues pauvres, et donc voilà, il venait de là-bas. Du coup, il connaissait nos albums. Et il avait aussi adoré ‘De l’encre’ », indique Ekoué Labitey.
D’Élancourt tous les deux, donc. Pour autant, ils n’ont pas fait brûler des voitures (ni passé le grand oral de Sciences Po Paris, dont Ekoué est diplômé) ensemble. « Après, le budget aussi a son importance. J’imagine que le mec, il a le le feu vert jusqu’à tant de barres. Mais même à deux millions comme nous, je ne suis même pas sûr qu’il avait le pouvoir de dire oui tout seul. Ça a l’air très collégial leur prise de décision », nuance le rappeur.
« La preuve, avril 2015, c’est juste le moment où Weber a annoncé qu’il allait se barrer. Sur le coup, ça nous a inquiétés. Mais en fait, non. Son remplaçant, Nicolas Dumont a enchainé nickel. Et Sarah Wikler qui nous soutient depuis le début a fait la jonction », révèle Hamé Bourokba.
Prenons le truc à l’envers : pourquoi diantre en eut-il été autrement ? Le script est bon. Le budget raisonnable. Et puis, aussi, les gens de Canal doivent lire que le scénario réclame d’aller tourner là où une prod gros sabots ne pourra jamais installer ses semi-remorques et ses caravanes gavés de matos et d’intermittents à catogans. Le décor qu’ils ont choisi réclame, non, exige, une totale furtivité et une certaine street cred. La contrainte à une économie commando n’est donc ici pas tant financière qu’éditoriale et esthétique.
Septembre 2015. Clap de fin. « Photographie principale » comme on dit à Hollywood, achevée dans les temps et dans le budget. Il reste même un peu de sous pour tourner quelques scènes supplémentaires dont l’idée leur viendra ensuite au montage. Dommage qu’ils soient occupés avec leurs trucs perso, parce que sinon, voilà un Reunoi et un Reubeu à qui on devrait confier le budget de la sécu. Le déficit serait vite résorbé.
Bref, sans préjuger du résultat et même si, ce qu’à Dieu ne plaise, le film était raté, Mon nom à Pigalle est déjà en l’état une belle histoire et une excellente nouvelle. Preuve que parfois, pas souvent, mais parfois, quand ça veut rire, ça rigole. Nice guys finish last dit le bon sens ricain. Ben non. Pas toujours : on fait les choses dans l’ordre. On s’adresse poliment aux bons guichets. Et si le projet tient en l’air, on a la bonne surprise de le voir aboutir. Sans arme, ni haine, ni violence, mais avec la fermeté et l’obstination dont ils ont su faire preuve face à diverses pègres (gouvernementale d’ancien régime ou showbizeuse, fut-elle relookée Lacoste et casquette à l’envers), les Pipo et Mollo du Rap indé farouche n’ont rien cédé et le sort les en a récompensés. A-fucking-men, brothers and sisters !
Laurent CHALUMEAU

Articles liés