Le Bondy Blog : Votre série documentaire retrace plus d’un millénaire d’histoire. Vous avez tourné dans huit pays, interrogé des chercheurs européens, africains et américains. Comment avez-vous abordé ce projet aussi vaste ?

Fanny Glissant : Avec beaucoup d’humilité. Il fallait forcément s’appuyer sur les travaux des historiens. Après la loi Taubira [reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, ndlr], après la Conférence mondiale pour lutter contre le racisme de Durban en 2001, toute une génération de nouveaux historiens a commencé à sortir de leurs histoires nationales et a partagé ses travaux. Ils ont vraiment constitué le début d’une vision globale. Ce temps de l’histoire globale nous a permis d’essayer d’embrasser cette synthèse. Une vingtaine d’historiens nous ont aidés à chercher tous les textes, à les contextualiser. Au total, quatre ans de travail pour essayer de trouver les lignes de force de l’histoire, à l’aide d’un comité scientifique avec entre autres, l’historien sénégalais, Ibrahima Thioub, recteur de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Catherine Coquery-Vidrovitch, qui a fondé la chaire d’histoire africaine en France, l’historien américain Marcus Rediker, spécialiste de l’histoire sociale maritime et de la piraterie, Antonio de Almeida Mendes, maître de conférences à l’Université de Nantes et spécialiste de la traite négrière dans les mondes lusophones. C’est au bas-mot 80 000 pages de lecture. Le plus important pour nous, avec Juan Gélas et Daniel Cattier, c’était de décentrer le regard. Si on commençait cette histoire en Europe, on ne pouvait pas la regarder à sa juste mesure.

Le Bondy Blog : Il y a déjà eu des documentaires sur l’esclavage traitant de la question des droits humains. Pourquoi est-ce qu’un documentaire centré sur les dimensions économiques et géographiques n’arrive qu’en 2018 ?

Fanny Glissant : C’est un chemin légitime. La première nécessité, c’est d’abord de raconter l’horreur. Aujourd’hui, l’élément économique est hyper structurant dans nos sociétés modernes et pour moi, c’était une façon de connecter l’esclavage à nos sociétés modernes. Si on résume les choses, ces 25 millions de personnes ont été déportées pour le profit et rien d’autre. Une fois qu’on se dit ça, on regarde les choses différemment.

Le Bondy Blog : Dans le 1er épisode, « 476-1375 : au-delà du désert », vous avez notamment tourné au Caire et à Tombouctou, les deux grandes cités commerciales entre lesquelles circulaient entre autres, or et esclaves. Quel a été l’impact de la conversion à l’islam sur le développement des routes de l’esclavage ?

Fanny Glissant : On a pris Le Caire et Tombouctou de façon un peu générique. Toute la bande subsaharienne était impactée. Il y avait aussi la Nubie, l’Empire du Kamen-Bornou, [des régions aujourd’hui situées au Tchad, au Cameroun, au Nigeria, au Niger et en Libye, ndlr]. On est vraiment parti d’un critère économique. Les grands empires se construisent sur la force servile. La main-d’œuvre servile fait tout le travail, nettoie les rues, assèche les marais, s’occupe des maisons. Il se trouve qu’au VIIe siècle, la grande entité politique culturelle et religieuse qui se met en place, c’est l’Empire arabo-musulman. Ce n’est pas la spécificité de l’islam qui fait qu’il y a eu une mise en place d’une traite ou de l’esclavage, c’est la mise en place d’un empire politique qui fait qu’on va chercher des esclaves au-delà de ses frontières. L’islam est plutôt une religion abolitionniste, qui dit ‘si ton esclave se convertit et que tu es un bon musulman, il vaut mieux le libérer ou l’affranchir’. Et comme c’est surtout un esclavage féminin, les enfants qui naissent des unions entre esclaves et maîtres sont presque automatiquement libres. Ça a un effet presque mécanique, ils continuent à aller chercher des esclaves, à faire circuler des captifs et mettre en place des routes de traite. Et progressivement, puisque l’islam est une religion assez souple dans sa capacité d’intégration, les populations qui sont en contact avec les marchands arabo-berbères musulmans, vont commencer à se convertir. Sous l’empire du Ghana, c’est plutôt une conversion d’élite, de marchands et de guerriers. A partir de Soundiata Keïta, [fondateur de l’Empire du Mali au 13ème siècle, ndlr], l’islam devient une religion d’État. Une communauté musulmane se met en place et on va chercher des dépendants plus loin, en Afrique subsaharienne, vers l’actuelle Côte d’Ivoire, la Sénégambie.

Les routes de l'esclavage Caravanes désert Fanny Glissant

Les routes de l’esclavage : caravanes du désert. © Olivier Patté

Le Bondy Blog : Dans le 2ème épisode, « 1375-1620 : pour tout l’or du monde », vous abordez longuement l’Île de Sao-Tomé, considérée comme un « laboratoire » de l’esclavage. On y voit une forme de virage, du négoce de captifs, à la production d’esclaves pour les plantations sucrières…

Fanny Glissant : Il faut toujours essayer de décentrer son regard, toujours se questionner, c’est un travail constant. J’ai mis très longtemps à comprendre que lorsque les Portugais arrivent à Sao-Tomé, ils ne connaissent rien. Il faut imaginer que c’est la première fois que des Européens arrivent en Afrique équatoriale : ils ne connaissent pas les plantes, ils ne savent pas comment survivre. Avec les conditions de chaleur extrême, c’est dur pour eux de tenir physiquement. Ce qui est complètement fou, c’est que le laboratoire sucrier fonctionne parce qu’ils vont prendre des paysans en face de Sao-Tomé, au Gabon. Et quand dans l’épisode, on dit « le maître ne leur donne presque rien », c’est parce que c’est eux qui savent construire des maisons, savent comment s’habiller, se nourrir, comment la forêt peut leur apporter des choses. Ce n’est pas juste un plan d’attaque que les Européens auraient mis en place, de façon hyper savante, en partant de Lisbonne. Non, pas du tout.  Ça peut paraître un peu naïf, mais pour moi, nier complètement l’apport des sociétés africaines à ce système esclavagiste, c’est aussi une façon de dire que l’Afrique n’a jamais été actrice. Les sociétés africaines sont des sociétés hiérarchisées. Il y a des pauvres, des gens qui peuvent être exploités, comme en France et en Europe. Pourquoi on retirerait aux sociétés africaines une complexité sociale ? Pourquoi on les nivellerait et qu’elles seraient toutes dans une position minorée ? Ces élites africaines sont toutes aussi puissantes et toutes aussi dans un désir de domination que n’importe quelle élite du monde. Elles s’associent à d’autres élites, c’est ça qu’il faut comprendre.

Le Bondy Blog : Dans le 3ème épisode, 1620-1789 : du sucre à la révolte, vous évoquez le rôle des banques et des compagnies d’assurance dans le développement des routes de l’esclavage. Est-ce pour souligner l’impact de l’esclavage dans l’essor du capitalisme ?

Fanny Glissant : L’esclavage, c’est le socle de la mise en place du capitalisme. C’est tout, c’est comme ça. Le capitalisme, de façon mécanique, à partir du moment où il cherche à produire des produits manufacturés à bas coût pour faire un maximum de profits, il génère forcément un système qui amène à ce que la main-d’œuvre soit la moins payée possible. La fin de cette idée, c’est forcément l’esclavage, soit la négation totale de la rétribution.

Les routes de l'esclavage

Les routes de l’esclavage. © Compagnie des Phares et Balises

Le Bondy Blog : La documentation archéologique a une place importante dans votre série. Qu’est-ce que cette science a apporté à votre projet ?

Fanny Glissant : De nouveaux matériaux qui rendent compte de la réalité de la vie de la population servile. Par exemple, dans ce cimetière d’esclaves sur cette plage en Guadeloupe, il y a 80% d’Africains de la première génération. On voit qu’ils n’ont pas eu les mêmes conditions de vie : ils ont des squelettes plus solides parce qu’ils ont été beaucoup mieux nourris que les Créoles. C’est une autre façon de raconter la vie des captifs. Ça donne de la chair. Je ne suis pas sûre qu’on sache que la durée de vie sur une plantation de cannes au XVIIIe siècle, c’est entre 7 et 10 ans. Et que la masse de la déportation était là aussi pour renflouer en permanence ce système concentrationnaire.

Le Bondy Blog : Vous évoquez l’esclavage moderne, à travers les images de CNN de novembre 2017 sur la vente aux enchères de migrants réduits en esclavage en Libye. Vous interrogez aussi Aïssatou, une Bella, touareg noire du Mali descendante d’esclaves. La mentalité esclavagiste est visiblement toujours d’actualité…

Fanny Glissant : Il se trouve que la guerre au Mali a permis deux mouvements un peu contradictoires. Ces populations s’échappent de leur système de dépendance. Mais ça a permis aux anciennes castes guerrières de remettre la main sur ce qu’ils appellent leurs administrés et de renforcer un système de domination. Ce n’est évidemment pas la seule explication des migrations de l’Afrique subsaharienne ou équatoriale vers l’Afrique méditerranéenne. Mais en même temps on ne peut pas ignorer qu’il y a une sorte de continuité de ces routes. Ce n’est plus un système de violence imposé de façon physique, mais c’est une violence symbolique qui est faite à ces populations subsahariennes. C’est l’envie irrépressible de participer à ce monde et à ces sociétés de consommation. Ces migrations se retrouvent dans les mêmes carrefours, que ce soit Tripoli ou Le Caire. Aujourd’hui, les Subsahariens qui arrivent au Caire sont coincés par des systèmes de hot spot, vont se fragiliser et se remettre dans des systèmes de traite ou d’esclavage moderne. L’indignation est évidemment légitime, nécessaire mais parfois elle met aussi de côté la volonté d’expliquer les mécanismes multiséculaires mis en place.

Le Bondy Blog : Vos aïeux appartenaient à un planteur de cannes à sucre. Il y a deux mois, vous avez appris que vous étiez aussi descendante de maîtres…

Fanny Glissant : J’ai appris les deux en même temps. C’est ça qui est incroyable. On dit que c’est une histoire taboue, moi je crois que c’est plutôt une histoire refoulée. On appartenait au sieur Pain, seul planteur de la Désirade, où la négresse Marguerite est arrivée en 1818. Aujourd’hui, il y a des sites comme slavevoyages où on peut voir la réalité de cette déportation. Si on regarde quels bateaux sont arrivés en 1818, on peut voir la région d’où les esclaves sont déportés, le nom du capitaine, de quelle ville de France il est parti. J’ai pu faire cette étude généalogique. Mais après, il y a la complexité des sociétés post-esclavagistes. Le sieur Pain, évidemment seul Blanc de l’île, se reproduit avec son esclave. On ne pourra jamais savoir si c’est contraint, forcé. Mais on ne peut pas dire que ce soit un rapport tout à fait égalitaire. Le sieur Pain a affranchi son fils naturel. Je le sais parce que mon arrière-grand-père maternel qui a vécu 99 ans est le fils de cet affranchi. Et donc j’ai recoupé ces données historiques précises, avec une espèce de mémoire, dont on ne parle jamais.

Rouguyata SALL

Diffusion le 1er mai 2018 à 20h50 sur Arte, les 2 et 9 mai sur France Ô.
Disponible en coffret DVD à partir du 9 mai 2018 (Co-Editions Arte Développement, Cie des Phares & Balises).

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