Ecrivain (auteur de roman policier), Mouloud Akkouche a publié sa première nouvelle Causse-toujours ! (collection Le Poulpe) en 1992. Aujourd’hui, il tient un blog sur Mediapart. Cet été, nous vous proposons de lire sa chronique hebdomadaire, des tranches de vie, qu’il raconte ici sur le Bondy Blog. 9/ 9
Chaque midi, je ne mange pas. Personne n’est au courant. A part Sophie et Hamid. Après le deuxième rejet de prélévement, la principale m’avait convoquée dans son bureau. C’était mon père qui était chargé de régler ma cantine. Connaissant sa situation, je ne voulais pas le harceler. Et ma mère, chez qui je vis, ne peut pas non plus payer.
Bien sûr, on aurait pu obtenir des aides en pleurant un peu. Je n’en ai pas parlé à ma mère. Sûre qu’elle aurait fait un scandale, capable même de médiatiser le problème. Humiliation après le prélèvement refusé, plus son esclandre. Double honte. Hors de question. J’ai fait croire à chacun de mes parents que l’autre se chargeait de la cantine. Et raconté à l’administration que je déjeunais chez moi. Pas la mer à boire de sauter un repas. Ni la pire des situations. Suffit d’écouter France Inter chaque matin pour me sentir une fille nantie.
Depuis, je passe ma pause déjeuner dans un square éloigné du lycée. Quand il pleut, je me réfugie à la gare ou sous des abribus. Deux ou trois fois, Hamid m’a invité chez lui. Ses parents, au courant de ma situation, m’avaient proposée de venir manger tous les jours. Quand y en a pour sept, y en a pour huit. Sa mère insista, prête à rajouter un couvert jusqu’à la fin de l’année scolaire. Constatant ma gêne, son mari lui demanda de ne pas insister. J’ai refusé. Ils sont autant dans la dèche que ma mère. Sans doute plus en difficultés que ma famille. Et pas du tout doués pour la plainte.
A me voir assise sur mon banc, aucun passant n’aurait pu penser que j’étais là car ne pouvais payer un repas de cantine. Blonde, toujours bien habillée, courtoise, parlant un français châtié… Loin du profil des roms de mon âge qui mendient dans les rues et des pauvres en général si souvent médiatisés. Qui aurait pu imaginer que mes fringues viennent d’Emmaüs ou d’un marché sauvage, pas très loin de chez moi. Bref, j’aurais pu passer pour une fille au minimum de la classe moyenne. Voire même pour une pt’tite bourge. Avec le ventre vide chaque midi.
Jusqu’au jour où un livreur se planta devant mon banc, une sacoche avec un repas dans des barquettes. Je lui expliquai que c’était sans doute une erreur. Il lut mon nom et prénom sur sa fiche. J’ouvris des yeux ronds. Incroyable. Je lui dis que je ne pouvais pas payer. Il me répondit que c’était déjà réglé, juste signer le bordereau. Qui m’offre ce repas ? Il ne savait pas. Très pressé, il me demanda une signature. Mon premier repas gratos. Depuis, chaque jour, un livreur m’apporte à manger. Partout où je me trouve. Très intriguée, j’allais au restaurant d’où provenait la bouffe. Sourire crispé, la patronne refusa de me dire qui c’était.
Qui ça pouvait-être ?
Pendant l’occupation, j’aurais sans aucun doute choisi mon camp: la collaboration. Et même fait de l’excès de zèle. Un collabo n’hésitant pas à balancer des juifs et des résistants. Depuis tout gosse, je me mets du côté des plus forts. C’est plus simple. En plus, j’ai toujours été très trouillard, une peur panique de me prendre des coups. Un vrai lâche qui va systématiquement dans le sens du vent. A mon boulot, mes supérieurs savent qu’ils peuvent compter sur moi. Jamais je ne remettrais en cause l’une de leurs décisions, encore moins me syndiquer. Bête et discipliné.
C’était avant de l’avoir vu. Depuis que je l’ai vue, je ne suis plus du tout le même. Ma femme et ma fille de 36 ans – revenue vivre momentanément chez nous – me trouvent très étranges. Plus du tout le tyran domestique qui régente la maison. Pas la moindre remarque désobligeante sur le ménage ou le retard pour le dîner. Je m’en contrefous, mangeant parfois dans mon bureau. Mon épouse ne comprend pas pourquoi je ne la touche plus. Aucune envie de faire l’amour avec. L’autre m’a envahi la tête, complètement déstabilisé. Chaque nuit, je rêve d’elle. Sous la douche, je ferme les yeux ; son image me fait aussitôt bander. Elle est présente tout le temps. Son image me dévore. Elle me rend fou.
Pourtant, j’essaye de me raisonner. Tente de ne plus y penser. Elle pourrait être ma petite-fille. Une gosse de 17 ans. Certes, elle en fait beaucoup plus. Faut voir comment les hommes de tous âges la regardent. Elle ne passe pas inaperçu. Un corps parfait qu’elle met toujours en valeur avec des vêtements très sexys. D’autres gosses de son âge s’habillent aussi de cette manière là, mais elles sont vulgaires, des pouffiasses aguicheuses. Pas elle. Suffit de croiser son regard et l’entendre parler pour comprendre qu’elle est largement au-dessus du lot. Loin de n’être qu’une poupée calquée sur les bombes des clips vidéo. Une princesse. Peut-être moi qui suis totalement aveuglé par cette lycéenne ? Quelle connerie, à mon âge, de tomber amoureux d’une gamine de 17 ans. Happé par le démon de midi. Prêt à tout lâcher pour elle. Remettre en cause mon couple et ma situation. Au bord de l’implosion.
J’ai craqué dès que je l’ai vue. Pourtant ses yeux bleus étaient chargés de colère. Une rebelle. Le contraire de moi. Sourcils froncés, elle me dévisagea froidement. J’avais du mal à supporter son regard. Elle ne cessait d’agiter ses bras, me pointer de l’index. Machinalement, je lui pris le pour la calmer. Elle me repoussa et m’insulta. Je ne savais pas où me mettre. Bredouillant, incapable d’aligner des phrases cohérentes. Je dégoulinais de sueur. Impuissant et penaud. Elle me balança une dernière insulte et me tourna le dos. J’ouvris la bouche, incapable de prononcer le moindre mot. Elle s’éloigna à pas rapides.
Première fois que je ressentais une telle émotion. Plus forte que tout le reste. Comme si d’un seul coup, des années de soumission, obéissance à la règle, venaient de s’autodétruire. Plus la trouille des autres, du qu’en dira-t-on, ça se fait ou ne se fait pas, peser chaque moi, le moindre de mes gestes… Toutes ces conventions scrupuleusement respectés de puis mon enfance balayées en la rencontrant. Préoccupé uniquement par elle. Tout le reste relégué en arrière plan. Soudain démoulé.
Comment lui plaire ?
Aujourd’hui, la bouffe est moins bonne que d’habitude. Pas me plaindre quand même d’un repas gratuit. Je jette les barquettes dans la poubelle et reprends ma place sur mon banc. Malgré l’ombre du marronnier, je suis morte de chaud. Plus qu’une dizaine de minutes avant la reprise des cours. Mon portable vibre dans ma poche. Je réponds au texto.
Trois mecs s’arrêtent devant moi. Deux beurs et un black. Ils ont à peu près le même âge que moi. Vu leur dégaine, sans doute qu’ils viennent d’une cité. T’as pas honte de montrer tes cuisses comme ça ! Folle de rage, je me lève d’un bond et fixe celui qui m’a balancé ça. Personne, ni un homme, ni une quelconque religion, ne va me dire comment je vais m’habiller. Ma mère a fini par comprendre qu’elle doit me foutre la paix avec mon look. Et toi, t’as pas honte de mater mes cuisses ? Je lui ai cloué le bec. Les trois se regardent sans un mot. Scotchés par la répartie.
Soudain, il se met à m’insulter en arabe. Me traiter de raciste. Je lui réponds du tac au tac, avec des injures en arabe. Regarde c’te pouffiasse de blonde qui se la joue culture du bled. Je l’aurais bien étranglé. Toi, t’as une double inculture. Tu ne connais pas la culture de ton pays, ni celle de la blonde. Moi j’ai lu des livres d’écrivains arabes et kabyles. Toi qui est si intelligent, vas-y, donne-moi le nom d’un écrivain du maghreb. Pourquoi lui balancer tout ça ? Inutile face à la connerie.
Il bredouille une phrase incompréhensible. Je sens que je l’ai mouché ce nul. Il lève la main pour m’en coller une. Je me recule. L’un de ses potes lui prend le bras. Cette gonzesse t’as rien fait ! Viens Bouboule, on se barre. Tiré par ses deux potes, l’abruti se retourne et continue de m’insulter. Je lui fais un doigt et me rassois.
Quel con ! Rien de pire que de me faire traiter de raciste. Il m’a foutu en colère. Si je le revois, je le massacre. Ca ne m’arrive pas souvent ce genre de truc. Deux ou trois fois, des p’tits branleurs m’ont traitée de sale blanche. Des cons comme celui-là. Pas parce que tu es blonde, bien sapée, que tu es pétée de thunes. Contrairement à d’autres, ma pauvreté est invisible. Je m’en passerai bien d’être aussi pauvre que lui. Et même si j’avais été milliardaire, il n’est pas obligé d’être insultant. Aucune envie d’excuser un abruti parce qu’il se trouve dans la misère. Pauvre n’est pas synonyme de con. Indéniable que beaucoup sont dans la merde à être tous parqués ( comme mon ami Hamid) au même endroit, se faire contrôler par les keufs plusieurs fois par jour, frustrés de sexe, nourris que par les pires programmes de la télé… La haine et la connerie n’ont pas beaucoup d’effort pour s’installer sous leurs crânes. En plus, depuis les attentats de janvier, on veut les convertir de force à JesuisCharlie. Pas plus belle leur vie. Mais un con reste un con.
Comment aurait réagi mon arrière-grand père ? Lui avait été porteur de valise. Il avait même fait des mois de prison. La bibliothèque de chez moi c’était à lui. C’est maman qui en hérité. Faut dire que c’est la plus intello de la famille. Pourtant une cancre à l’école. Contrairement à moi qui une des meilleures de ma classe. Une enseignante a même voulu me faire sauter une classe. Mes parents ont refusé. Et je les remercie.
Peu de mérite à être brillante. Mon père et ma mère sont des puits de culture. Pourtant ni l’un ni l’autre n’ont réussi à progresser socialement. De vrais babas qui ont même eu une ferme bio. Juste qu’à cinq ans, j’ai vécu pieds-nus. Je détestais ça. Après cette épisode, ils ont divorcé. Lui, artiste-peintre fauché, vit dans une baraque isolée à la cambrousse. On se voit quasiment plus. Je sais qu’il culpabilise de ne pas pouvoir m’aider. Fils de prolos, je suis devenu un prolettré. Ca ne sert à rien de penser plus haut que sa condition sociale. Toute ma putain de culture est impuissante dans un supermarché. Je ne lui en veux pas, ni à ma mère qui est comme lui. Très cultivée, elle se contente de p’tits boulots, surtout comme serveuse au black. Grande gueule et militante, elle finit toujours pas envoyer chier ses patrons. Tous des gros cons ces exploiteurs de merde! Pas des parents très simples. Une gosse de bobos sans thunes.
Les gens ont du mal à croire que je suis une fille de pauvres. Faut dire que chez ma mère et chez mon père, on l’impression d’être chez des bourges. Des bouquins et des disques partout, France Culture en boucle, des affiches et des toiles sur les murs, un piano… Ni bordélique, ni rangé. L’archétype des intérieurs de bobos. Ma mère déteste ce terme réducteur repris par le FN. Mais elle ne se prive pas de traiter de beauf ceux qui écoutent Radio Nostalgie ou NRJ. Pour la faire rager, je mets les fréquences qu’elle déteste sur la radio de la salle de bains. Moi, j’aime bien, mais je lui dis pas. En tout cas, aucun de mes potes ne peut s’imaginer que ma mère est au RSA. Y ont de la caillasse, tes darons. J’ai souri quand Hamid m’a dit ça. Cela dit, on s’en sort pas trop mal. En plus du RSA, ma mère a le potager et des corrections de manuscrits. Imbattable en orthographe. Je tiens d’elle pour le français. Et des maths côté père. Facile d’être surdoué avec deux parents comme ça. Suffit de reproduire.
Bon, faut que j’y aille. Je traverse le square. Le type avec son chien ? La rousse qui téléphone ? Je scrute les visages en me demandant si c’est la personne qui me nourrit. Sans doute quelque part à m’observer. A plusieurs reprises, j’ai changé de lieux pendant l’heure du déjeuner. Et chaque fois, j’avais ma livraison. Personne, à part moi, ne savait où je me rendais. Sûre qu’il me suit.
Au début, ça me foutait la trouille. Etrange de payer un repas tous les jours à quelqu’un, sans donner son nom. Ni dire le pourquoi de ce geste. Un pervers qui en veut à mon cul ? Possible. Il va vite comprendre que mon cul est pas à vendre, que ceux que j’ai envie qui ont le droit de s’en servir. Je suis prudente quand même. Je reste toujours dans des lieux ou y a du monde. En plus, Hamid et Sophie à qui j’ai raconté cette histoire de bouffe gratis, sont très inquiets. Pour eux, c’est un mec qui veut me mettre sur le trottoir. Hamid m’a dégoté une bombe lacrymo pour me défendre. En attendant, je bouffe gratos. Et pas trop inquiète.
On verra bien.
Suis-je en train de devenir complètement dingue ? Parfois, j’ai l’impression de perdre la raison. Sombrer peu à peu dans une profonde folie. Trop de boulot ? C’est vrai que je n’arrête pas de bosser, j’emporte même du boulot chez moi. Victime moi aussi du burn out ?
Cette fois, je me suis assis à la terrasse de café, face au square. De ma place, je peux l’épier sans qu’elle puisse me voir. Qu’est-ce que je donnerai pour que ces instants ne s’arrêtent jamais. Rester là, juste à la regarder. Ne plus penser au reste.
A plusieurs reprises, j’ai pris mon courage à deux mains et me suis approchée plus près d’elle. Une fois, sur le banc à côté du sien. Je n’osais me tourner vers elle. Peur d’être repéré. Fort heureusement, le square est très fréquenté. Beaucoup de boîtes dans le coin dont les employés vont manger dehors. Sans oublier aussi un lycée privée et l’hôtel de ville deux rues plus loin. Bien noyé dans la masse pour l’épier sans risques. Invisible pour elle.
Nous déjeunons ensemble.
Encore pris la tête avec ma mère ce matin. Elle veut que je fasse une prépa Science Po. Etrange revirement, complètement en contradiction avec toutes ces idées. Je sens qu’elle a soudain peur pour mon avenir. Beaucoup de copains et de copines du bahut veulent faire ça. Même Hamid et Sophie. Lui n’aura aucun problème pour intégrer cette école, pas Sophie qui n’est pas très bonne. Elle aussi, ses parents la tannent pour qu’elle fasse Sciences Po. Alors que, douée en dessin, elle veut entrer aux Beaux-arts. Qu’est-ce qui prend à tous ces parents de vouloir envoyer leurs gosses à Sciences Po ? Surtout qu’en plus, comme plein d’autres gens, ils doivent cracher sur ses Sciencepoliticards, énarques, qui s’en mettent plein les poches en vidant celles des contribuables. Tous des escrocs… Mais toi mon fils, ou toi ma fille, tu feras Sciences Po. Dès qu’un élève est brillant, tout de suite on lui parle de Sciences Po. Pourquoi ce souhait après le bac est si en vogue ? Le rêve de tutoyer les cimes de la société par gosse interposé ? Un avenir doré pour son enfant ?
Ce serait sûrement une promenade pour moi. Pareil pour l’ENA ou n’importe grande école. Je me sentirai comme un poisson dans l’eau. Un poisson avec une mémoire d’éléphant, capable d’emmagasiner des tonnes d’infos et quasiment les régurgiter mot à mot. Une très grande facilité pour apprendre. Mon père m’avait appris à jouer aux échecs ; à la troisième partie, je le mis mat. Et il n’a plus réussi à me battre. Surdouée. Même si je m’en défends, peut-être que je le suis un peu. En tout cas, je pourrais devenir un de ces soldats d’élites, interchangeable, pouvant travaillant dans n’importe quel corps. Parmi eux, sûrement la même proportion de gens bien et de cons qu’à la fac ou ailleurs. Pas tous des politiciens et dirigeants pourris comme on cherche à nous le faire croire. Sûrement des études intéressantes. Sauf que ça ne me branche pas du tout.
Après, tu peux devenir, journaliste, universitaire, faire dans l’humanitaire… Elle a omis volontairement de dire financier, haut-fonctionnaire capitaine d’industrie, etc. Mais rien de ce que ma mère me citait ne m’intéressait. Le seul hic est que je n’avais aucun argument pour la contredire. Parce que je ne sais pas ce que je veux faire. Juste ce que je n’ai surtout pas envie de faire. Ma mère n’a sans doute pas envie que je sois comme elle ; gâcher mes capacités intellectuelles. Pour moi, elle n’a rien gâché du tout. Pareil pour mon père. Ils sont juste inadaptés. Leur manière d’être irrécupérables par le système. Trop radicaux dans une société n’aimant que la rébellion recyclable par Canal + ou Télérama. Intransigeants sur leurs convictions. Pas sûre du tout que j’ai les mêmes couilles qu’eux. Mais pour être heureuse, vaut mieux peut-être pas leur ressembler. Bien qu’ils m’énervent souvent, me mettent la honte, je suis très fière d’eux. Même si c’est loin d’être simple tous les jours. Fière d’être la fille de deux irréductibles. Des ingérables.
Aujourd’hui, elle ou lui a dû casser la tirelire. Le repas était excellent. Depuis que je mange à l’œil, ce n’est pas toujours le même restau. Depuis une semaine, je suis vraiment gâtée. Surtout les entrées qui sont toujours différentes. Un grand plaisir. Meilleur qu’à la cantine. J’en aurais bien profité. Peut-être que je en saurais jamais qui c’est. Peu importe. Dans quelques jours, tout ça sera fini. Je ne reviendrai plus dans ce square, ni dans ce quartier. Plus de repas offert par une main inconnue ?
C’est le début du bac.
Aujourd’hui, je vais lui dire. C’est son dernier jour de lycée. La reverrai-je ? Pas sûr du tout. Si par exemple, elle quitte la région pour aller étudier ailleurs. Tellement brillante, elle ira sans doute à la capitale. Elle m’échappera définitivement. Même si je connais l’adresse de sa mère. Si je ne le fais pas maintenant, ce sera foutu. Quelqu’un d’autre ira pour de vrai au restaurant avec elle. Faut vraiment que je me secoue et aille lui dire. Ne plus rester tranparent. Après tout, je n’ai rien à perdre. Et puis le ridicule ne tue pas.
En fait, Je dois avouer que j’ai * honte de mon corps. Complexé depuis l’adolescence. En plus ultra timide, à rougir pour un rien. Je bégayais et j’ai même dû suivre des cours de diction, parler avec un crayon dans la bouche et d’autres exercices. Quand je suis ému, le bégaiement revient. Qu’est-ce que j’ai trinqué à l’école. Tout le monde se foutait de moi. Même ma mère se marrait de mes difficultés. Elle était plus proche de mon jeune frère de trois ans de moi. Ado, j’étais jaloux de lui, à l’aise partout, grand sportif, excellent à l’école et, en plus, un vrai tombeur. Ma mère l’avait surnommé « Mon beau gosse à moi ». Le centre de notre famille. Marié à vingt ans, je n’ai connu qu’une seule femme. Pas une seule fois, j’ai pensé à aller voir ailleurs. Avant cette lycéenne.
Le portrait craché de Marie, une fille de ma classe de terminale. Je rêvais de passer ma main dans ses cheveux, l’embrasser avec la langue… Evidemment, elle ne me voyait pas. Invisible pour elle. A plusieurs reprises, je me suis planté devant elle pour lui déclarer ma flamme… Je bégayais en lui demandant l’heure ou l’emploi du temps. Un jour, j’ai réussi à lui proposer de déjeuner dans une pizzeria en centre-ville, loin du lycée. Elle avait accepté. J’étais fou de joie. Mais elle repoussait sans cesse la date pour aller manger ensemble. Je voyais bien qu’elle me menait en bateau avec ses mensonges. Pourtant, j’y croyais quand même. Qu’est-ce que j’aurais donné pour déjeuner au moins une fois avec elle ? Me retrouver à la même table de restau, en face d’elle. Un soir, elle m’appela pour me dire que son père ne voulait pas qu’elle aille manger avec un garçon. J’étais mortifié. Un midi, je suis passé devant la vitrine d’un restau chinois. Elle mangeait avec mon frère. Je m’étais tiré en courant et j’avais chialé toute la nuit. Bouffé de douleur et de jalousie. Une semaine après, elle était venue chez nous. Mon frère l’avait présentée comme sa nouvelle copine. Très vite, elle devint une habituée de la maison. Mes parents l’adoraient. Ma chambre était à côté de celle de mon frère. J’entendais tout.
Quand je l’ai vu, j’ai tout de suite repensé à Marie. L’impression de repartir presque quarante ans en arrière. Sauf que ni mon frère, ni quelqu’un d’autre ne peuvent venir me la prendre. Elle est à moi. Je ne l’ai pas invitée à déjeuner depuis des jours pour rien. Ma seconde chance. Cette fois, je ne la raterai pas. Elle est à moi. Nous irons manger ensemble.
Je m’approche de son banc. Comme toujours, elle pianote sur son mobile. Mon ventre se noue. J’ai les mains qui tremblent. Elle ne m’a pas vu. Mes yeux se posent dans son décolleté. Je bande. Vieux vicelard, je me sens comme un vicelard. Un gros dégueulasse attiré par une gosse. Mon désir est plus fort que ma honte. Pas elle qui est à quelques centimètres de moi. Je suis retournée en arrière. C’est Marie sur ce banc. Celle qui hurlait de l’autre côté de la cloison de ma chambre. J’ai tant attendu….
Elle lève la tête. Va-y ! Qu’est-ce que tu crains ? Y a pire sur la planète. Je respire un grand coup. On dirait vraiment Marie. Je me force à sourire. Elle me regarde avec inquiétude. Peut-être que je lui fais peur. Les mots sont prêts. Plus qu’à les dire. Pas une gamine qui va faire peur à homme de plus de 50 ans. Tu n’as plus 16 ans. Je me racle la gorge.
_ Je suis… La… la…. station de… de métro la…. la la plus proche…
Sûrement lui qui me paye à bouffer. Enfin savoir qui c’est et pourquoi il a fait ça. Je le suis discrètement sur le boulevard, sur l’autre trottoir. Chaque fois qu’il se retourne, je me planque derrière une bagnole. Il regarde sa montre et accélère. Qui peut-être ce type ? Il était tout rouge en me parlant. On aurait dit un p’tit garçon. J’avais l’impression qu’il allait se casser en deux. Pas eu besoin de me servir de sa lacrymo. Il s’arrête devant une camionnette garée.
Qu’est-ce qu’il peut bien foutre ? Plus de dix minutes qu’il est dedans. Peut-être un fou dangereux ? Et s’il revient avec une arme ? Je m’éloigne et me colle derrière un conteneur à verre. Quand il sortira, je vais bien voir sa gueule derrière son volant. Et je vais noter sa plaque d’immatriculation. On sait jamais. Et si je m’étais plantée ? Si ce n’était pas la personne qui m’a offert à déjeuner pendant des mois. Juste un mec paumé.
Il sort de la bagnole. Plus du tout habillé de la même manière. Il a changé son blouson pour une veste. Son crâne est tout chauve. C’est lui ou pas ? Personne n’est monté derrière lui. A moins qu’il y avait quelqu’un déjà à l’intérieur. Je me rappelle maintenant que je trouvais ses cheveux bizarres. Sûrement une perruque. Il a une sacoche à la main. Aucun doute : c’est le type du square. Je reconnais sa démarche. Il regarde sa montre et se met à marcher très vite, presque à courir. Vers moi.
Je ne bouge pas et retiens mon souffle. Il passe à quelques mètres du conteneur. Incroyable ! Je n’en reviens pas. Jamais pu imaginer que ça puisse être lui. Vraiment dingue. Hamid et Sophie ne me croiront pas quand je leur dirai. Un truc de ouf.
C’est le comptable du lycée. Un type détesté de tout le monde. Des élèves aux profs en passant par les femmes de ménage. C’est un pion qui m’avait dit que c’était une vraie balance. Une tête de frustré de la vie. Rapiat avec le fric du lycée comme si c’était le sien. Au premier rejet du prélèvement, il m’avait humilié au téléphone. Fait passer pour quasiment une voleuse, prête à manger sans payer. Pareil sur la boîte vocale de ma mère. Je l’ai retenue pour qu’elle n’aille pas lui arracher les yeux. Un matin, je me suis pointé à l’improviste dans son bureau pour l’insulter. La principale me jeta trois jours du lycée. Chaque fois que je le croise, il baisse les yeux. Et c’est ce même type qui m’avait invité à déjeuner.
Incompréhensible.
Comment réagir Aller le voir ou laisser tomber? Mais j’ai envie de comprendre. Pourquoi m’avoir nourri pendant des semaines? Par culpabilité pour ses saloperies? Pour me sauter? Suffit de lui demander. Après tout,c’est la fin de l’année; je n’ai plus rien à craindre. Pourquoi pas attendre et voir jusqu’où il va aller? Je ne sais plus trop quoi faire. Indécise.
La sonnerie du lycée retentit.
 
Mouloud Akkouche

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