Dès les premières notes de la partition de « Gomorra », la tonalité est donnée pour le reste du film. En adaptant pour le grand écran, le best-seller homonyme du journaliste Roberto Saviano, Matteo Garrone signe un film d’un réalisme cru et d’une froideur machiavélique. « Gomorra » s’immisce dans le quotidien d’un quartier populaire de la banlieue de Naples tenu par la criminalité organisée locale : la camorra. Le scénario s’articule, de manière quasi-documentaire, autour de plusieurs personnages qui se fondent inéluctablement dans les rouages du mécanisme criminel.

Le titre est révélateur. Outre le jeu de mot avec la camorra, « Gomorra » est aussi cette référence biblique de la perdition : Sodome et Gomorrhe. Dans la Genèse, ces deux villes voisines, rongées par le « pêché », furent détruites par Yahvé qui y « fit pleuvoir […] du soufre et du feu », anéantissant toute forme de vie. Dans « Gomorra », la transposition est presque parfaite. Le « pêché » est le crime quotidien et le « souffre et le feu » sont les balles de revolvers. Mais le quartier laisse l’impression d’une ville détruite, dans laquelle l’idée d’apocalypse se réduit à l’échelle de l’individu, car on entrevoit difficilement comment ce monde, en l’occurrence ce « Système », pourrait prendre fin.

Gomorra est un mal, mais un mal qui fait du bien. Ne vous attendez pas à voir débarquer un Vito Corleone ou un Tony Montana. La camera de Garrone nous met au défi de trouver une quelconque notion d’honneur, de respect, une forme de sympathie pour les boss du quartier. Au contraire, les seuls qui ne sont pas antipathiques sont les victimes du système ou ceux qui tentent d’y résister. Dans « Gomorra », les criminels vivent dans des trois pièces insalubres, mangent sur des tables en formica, sont bedonnants, en survêtements et les petites frappes essayent les kalachnikovs en slip blancs sur la plage, les pieds dans la vase.

Nous sommes donc loin du mythe que le cinéma américain a fini par ancrer dans l’imaginaire collectif. Et tant mieux, parce que cette « adoration » sert la mafia en lui offrant une forme de légitimité. La criminalité organisée italienne, que ce soit la mafia sicilienne, la camorra napolitaine, la N’dranghetta calabraise, n’a jamais défendu la veuve et l’orphelin. La notion d’honneur sous couvert de la tradition est toute relative, à l’instar de Giuseppe Di Matteo, 11 ans, étranglé et dissous dans l’acide sur ordre du boss sicilien Giovanni Brusca. Mais les exemples peuvent se multiplier.

Si le « Gomorra » de Garrone revêt les apparences d’une « chronique ordinaire », le livre de Saviano est un réel travail d’enquête. Il paye aujourd’hui les conséquences de son succès, menacé de mort il vit sous protection rapprochée. Lui même ainsi que sa famille ont été contraints de déménager. Dans une interview accordée à L’express (1), Saviano est conscient que « la mémoire de la camorra est sans fin ». Enquêter ou inquiéter la criminalité organisée est encore un réel danger en Italie. Le juge Falcone en Italie, trois ans avant son assassinat en 1992, avait déclaré : « Mon compte avec la Cosa Nostra reste encore ouvert. Je le solderai seulement avec ma mort, naturelle ou non. » (2)

Contrairement à ses consoeurs méridionales, la camorra, plus ancienne que la mafia sicilienne, est une criminalité à l’origine urbaine. Elle n’a pas de réelle organisation commune, ni d’organe de direction (l’équivalent de la « Cupola » en Sicile). Les familles, au sens élargi du terme, gèrent toutes sortes d’activités clandestines (trafic de drogue, d’arme, recel, prostitution, jeux d’argent, contrefaçon, etc, l’argent est ensuite blanchi dans l’économie légale : entreprise BTP, traitement des déchets, immobilier, dans la bourse…) sur un territoire précis.

Les vagues de crimes, qui peuvent atteindre plus de 200 morts certaines années, sont symptomatiques d’un conflit initié par un changement de domination territoriale. Les quartiers populaires en périphérie de Naples forment une source d’approvisionnement inépuisable pour la main d’œuvre chargée de faire la sale besogne. Le taux de chômage y est considérable (plus de 30% dans certains quartiers) et l’argent qu’offre la criminalité est une aubaine.

« Gomorra » colle à cette réalité, sans sensiblerie, sans morale, juste en montrant tout ou presque… Et là réside sa fraîcheur, même sous les odeurs et la saleté.

Adrien Chauvin

(1) Interview publiée le 7 août 2008.

(2) Falcone Giovanni et Padovani Marcelle, Cose di Cosa Nostra, Fabbri Editori, Milan, 1991

Adrien Chauvin

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