À l’oreille, le H est aspiré. Gisèle (Hhh)alimi est une enfant de la Goulette, une ville pauvre tout près de Tunis. Dans son enquête, sortie en podcast sur France culture et déclinée en livre « Gisèle Halimi, la fauteuse de troubles », Ilana Navaro revient sur cette figure de la gauche et du féminisme français.

50 ans après le procès de Bobigny, qui a inscrit l’avocate dans les livres d’histoire, que représente Gisèle Halimi ? Française, Tunisienne, Juive, féministe, anticolonial…

L’avocate incarne de nombreux combats. Des luttes inachevées. En 2021, Emmanuel Macron renonce à la faire entrer au Panthéon. Trop clivante. Ses identités, les combats qu’elle a menés et ce qu’elle représente étant sans doute trop lourd à porter, selon Ilana Navaro. Interview.

Cinquante ans après le procès de Bobigny, que peut-on retenir de Gisèle Halimi ?

Elle est une icône du féminisme français, une figure qui a fait bouger les lignes. C’est pour ça qu’elle est connue en France. J’ai fait ce podcast pour montrer ce que l’on connaît moins de cette avocate. À son décès, on parlait très peu de ses origines tunisiennes et de son combat anticolonial.

Le féminisme français ne se voit sans doute pas comme tunisien

J’ai aussi essayé de comprendre comment elle était devenue l’icône du féminisme français, elle, qui vient d’une banlieue de Tunis. Quand on y pense, l’icône du féminisme français est aussi une Tunisienne. On ne se l’imagine pas une seconde en France. Le féminisme français ne se voit sans doute pas comme tunisien (rires).

L’année dernière, deux femmes étaient en lice pour entrer au Panthéon. Joséphine Baker et Gisèle Halimi. Vous avez réalisé un documentaire sur Joséphine Baker. Comment avez-vous analysé cette séquence ?

C’était un moment assez incroyable, parce que j’étais en train de terminer le podcast sur Gisèle Halimi. Ma collègue m’a dit : « Mais, ce n’est pas possible, tu travailles avec Macron ! » (rires).

Je me suis beaucoup questionnée sur mon rapport à la France et au Panthéon, le sommet de la francitude. En travaillant sur elles, je pose la question de l’identité française. Qu’est ce qu’il faut faire ou ne pas faire pour devenir une héroïne de la République ?

Emmanuel Macron n’allait pas pouvoir assumer Gisèle Halimi dans ses combats anticoloniaux

Quand Emmanuel Macron a annoncé qu’il allait panthéoniser Joséphine Baker et pas Gisèle Halimi, évidemment j’ai fait un petit ‘gloups’. Mais je n’étais pas surprise.

Emmanuel Macron n’allait pas pouvoir assumer Gisèle Halimi dans ses combats anticoloniaux. C’est très clairement pour ça qu’il ne se passe rien pour Gisèle Halimi. Il a choisi, on va dire, la solution de facilité. Mais j’étais contente pour Joséphine Baker et je pense que c’était important.

Cela dit quelque chose des crispations autour du passé colonial en France ?

Bien évidemment, ce récit n’a jamais été articulé. Je ne veux pas dire du mal de Joséphine Baker, mais la France l’a bien mieux accueillie que l’Amérique de la ségrégation. Son souci à elle, c’était les États-Unis, pas les colonies françaises. C’est donc plus facile pour la France de se l’approprier. Elle a une jolie histoire avec la France, cependant cela reste une expérience très singulière.

Gisèle Halimi, c’est une tout autre histoire. Elle a idéalisé la France à l’école et par son éducation familiale. Elle a grandi avec une image de la France qui n’est pas sans lien avec son statut de minoritaire en Tunisie.

Comme si elle n’avait jamais cessé d’être une petite fille qui voulait que la France reste le pays de ses rêves

Pour la minorité dont elle est issue, la France était le pays des droits de l’homme. Beaucoup de juifs étaient dans ce cas, et beaucoup ont adhéré au Parti communiste tunisien. Son éveil politique tient à cette histoire-là.

Certains intervenants témoignant dans le livre le disent : c’est comme si elle n’avait jamais cessé d’être une petite fille qui voulait que la France reste le pays de ses rêves. Elle a tellement cru en l’idéal français qu’elle en a été déçue. À tel point qu’elle a mis la France sur le banc des accusés.

Et c’est ce qu’elle a fait lors de ces premiers procès, en Tunisie puis en Algérie. Elle a mis la France face à ses contradictions : comment pouvait-elle prôner la liberté, l’égalité la fraternité et pratiquer la torture sur un peuple qui demandent sa liberté ?

Elle entretient donc une histoire contrariée avec la France…

L’histoire d’intégration incarnée par Gisèle Halimi est passionnante. Elle a une voix et une manière d’articuler qui est hallucinante. Gisèle n’a aucun accent contrairement aux personnes de sa génération. Elle a effacé tout ça pour maîtriser l’arme de ceux qui détiennent le pouvoir. Une de nos intervenantes, Karima Dirèche (historienne), parle même d’un « accent de bourgeoise versaillaise ».

Pouvez-vous nous parler de sa relation avec Djamila Boupacha, la militante du FLN qu’elle a défendue ?

Avec Djamila Boupacha, il y a eu une sorte d’effet miroir. Elle le dit dans ses mémoires, ça l’a touchée à un endroit assez profond. Djamila Boupacha est une femme, elle a été torturée et a perdu sa virginité (violée par des soldats français). Même si elle ne verbalise pas complètement, elle la comprend à cet endroit-là.

Un homme ou une occidentale n’aurait pas forcément pu comprendre le sens de cette humiliation. Elle était une avocate femme et elle était maghrébine.

Gisèle Halimi ne vient pas du tout d’un milieu progressiste, elle sait ce que c’est d’être stigmatisée par les siens. Elle a dû elle-même subir tout un tas de pressions contre lesquelles elle s’est révoltée.

C’est peu connu mais Gisèle Halimi a toujours caché son premier mariage arrangé. Elle craignait, je pense, de ne pas être respectée par les féministes (françaises des années 70), si elle le dévoilait.

Dans une interview, Djamila Boupacha dit de Gisèle Halimi qu’elle était plus que son avocate, « elle était sa sœur »

Elles n’ont jamais cessé d’être amies. Elle a suivi Djamila Boupacha après le procès. J’ai essayé dans l’enquête de comprendre quel était leur lien et c’est le fils de Gisèle Halimi qui m’a donné la clef de compréhension.

Après l’indépendance, Djamila Boupacha était censée avoir toute sa place dans la politique algérienne. Elle avait été mise en avant comme une combattante par le FLN, mais elle a très vite compris que ça allait coincer. Après la libération, les femmes ont été mises à l’écart. Ça rejoint son combat féministe.

Propos recueillis par Héléna Berkaoui

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