Karim Ben Khelifa est un homme d’images. C’est pourtant une longue et généreuse conversation téléphonique, portée par sa voix empathique, qui permettra de tisser le fil d’un parcours hors cadre, hors champ. Hors de toutes frontières, en somme.

Des frontières, il en dit qu’« elles n’ont pas de sens en soi. On leur a donné une histoire, avec un petit ‘h’, mais ce n’est que du storytelling. J’aime l’idée métaphysique d’une frontière, car je pense qu’on est tous coincés par celles que l’on se crée soi-même et celles que la société nous impose : culturelles, cultuelles, sociales, ethniques, morales… Il faut les reconnaître et savoir les pousser. Quant aux miennes, je ne veux pas que l’on m’en donne. Je veux les définir moi-même et les déplacer au fur et à mesure des expériences engrangées ».

L’oeil de Karim Ben Khelifa sur l’extraction des minerais rares au Congo pour produire nos smartphones.

Cette idée de dépassement, il en a la notion très jeune. Karim naît à Bruxelles, un jour de septembre 1972, d’un père tunisien et d’une mère belge. Issu d’« une classe moyenne, avec des hauts et des bas », il voit ses parents travailler avec acharnement. « Ils se sont chacun extirpés de leur condition, échappés de chez eux pour devenir ce qu’ils pensaient devoir devenir. Dans les deux cas, ils ont migré. Ma mère, d’une ville à une autre. Mon père, d’un pays à un autre ».

J’ai pu vivre le fait d’être l’objet d’un stéréotype. Mais ça ne m’a pas enfoncé dans un malaise identitaire

Tous les étés, Karim rentre en Tunisie. Il y vivra quelques années, bien plus tard. Là-bas, il est le belge. En Belgique, il est perçu comme tunisien. Comme le savent mieux que quiconque de nombreux binationaux, la vérité est souvent au milieu, si ce n’est ailleurs. Il explique : « cela a surtout nourri une curiosité quant à mon identité. Ce n’est que des années après que j’ai réalisé que j’étais un entre-deux, belge et tunisien, puis surtout, un entre-deux de pleins de choses ! J’ai pu vivre le fait d’être l’objet d’un stéréotype. Mais ça ne m’a pas enfoncé dans un malaise identitaire. Ça m’a juste montré que mon identité n’était pas fixe, ni dans les yeux des autres, ni dans les miens ». C’est ainsi qu’il essayera d’aller voir le monde, pour essayer de se voir lui-même.

Le « Tank Man » du photographe Charlie Cole, lors de la répression des manifestations de la place Tiananmen en juin 1989. Le premier choc photo de Karim Ben Khelifa.

Ecolier, il ne rencontre aucune passion dans ses professeurs. Enchaînant les redoublements successifs, il jette l’éponge à dix-huit ans et commence les petits boulots. « Pour situer mon niveau scolaire, j’avais coutume de me présenter comme ayant un bac – 3 », plaisante-t-il. Le hasard le voit embauché pour accrocher des cadres dans un musée de Bruxelles. Sur le mur, il voit s’afficher l’exposition du World Press Photo. Un cliché le frappe. Désormais, célèbre, il lui reste en mémoire : on y voit un manifestant inconnu faisant face à une ligne de tank défilant à Pékin.

Karim économise. A vingt ans, il ressent le besoin de partir seul et décide de s’offrir son premier voyage. Il choisit comme destination l’Inde et le Népal avec un budget équivalent à 450 euros dans la poche. Un peu avant son départ, il achète un petit appareil photo, « simplement pour témoigner auprès de mes amis de ce que j’allais voir ». Une amie de sa mère, photographe de profession, lui donne un cours rapide. A son retour, elle développera ses rouleaux de pellicule. « J’ai vu réapparaître dans cette chambre noire les choses que j’avais vécues et ressenties ».

On croit qu’on va faire un voyage mais bientôt c’est le voyage qui vous fait ou vous défait

L’amie en question trouve que Karim a un œil, comme on dit dans le métier. Elle prospecte puis annoncera à la mère de Karim, un mois et demi plus tard, que les photos de son fils ont été vendues à un magazine. Le prix remboursera son voyage. Pour Karim, cela devient concret : « on peut gagner de l’argent en faisant ça ». La même amie lui fait feuilleter le livre célébrant les 50 ans de l’Agence Magnum. « Je me suis pris des claques visuelles, à chaque page tournée. Ça a été la découverte d’une vocation. J’ai voulu prendre ce chemin ».


« No comment » : l’un des formats phares de la chaîne d’information Euronews, qui a marqué le photographe. 

Il se remémore alors cette émission de son adolescence, « No comment » programmée sur la chaîne Euronews. Elle consistait à présenter un segment d’images d’actualité, sans aucun commentaire journalistique ajouté outre la mention du lieu et d’une date. Il s’interrogeait déjà : pourquoi ce choix de cadrage ? Qu’est-ce que l’on cherche à nous montrer ? Qu’est-ce qu’on ne nous montre pas ? Naturellement, il choisit de se porter vers les situations « plus chargées émotionnellement ».

Karim continue les petits boulots, économise puis repart. Il repère la fin du conflit au Mozambique et au Malawi. Il commence à se familiariser avec les réflexes d’une activité, se situant croisement des enjeux intimes et des crises géopolitiques de notre temps, activité qu’il exercera plusieurs décennies durant : le photojournalisme. Il résume : « le grand pas, c’est de partir ».

Il apprend petit à petit, reste attentif aux rencontres et à ses sujets. Il cite comme livre fondateur celui de Nicolas Bouvier, L’usage du monde. Il en conserve encore une phrase contre son flanc : « Un voyage se passe de motif. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage mais bientôt c’est le voyage qui vous fait ou vous défait ». Karim précise que c’est la progression et l’éloignement qui nous transforment. C’est se confronter à ce qui ne nous est pas familier qui nous construit.

 

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Un mineur congolais photographié par Karim Ben Khelifa 

La photographie devient donc son medium d’engagement et son vecteur d’humanisme. Il explique qu’« on peut tous comprendre et ressentir une photographie. Cependant, ce que l’on ressent va dépendre de notre culture » et qu’une bonne photo, parmi les centaines de prises, est celle qui revient vers l’émotion vécue lorsqu’elle a été capturée.

Même un selfie sur Instagram porte un message. Certains messages nous sont complètement acquis et d’autres non.

Il pousse sa réflexion quant à savoir qu’est-ce qu’une photographie engagée : « quoi qu’il se passe, une photographie porte un message par nature. Qu’elle vende des cosmétiques ou témoigne d’une ligne de front. Même un selfie sur Instagram porte un message. Certains messages nous sont complètement acquis et d’autres non. En revanche, la photo ne fait pas, obligatoirement, des photographes engagés. Moi, par choix, je choisis de travailler ma photographie pour qu’elle soit engagée en ce qu’elle porte un message proche de l’humanisme que je défends. Il faut être conscient que le regard neutre n’existe pas, car nous sommes tous porteurs de notre culture. La neutralité absolue n’existe pas ».

Le photojournaliste travaillera en spéculation ou en commande, pour les grands journaux et magazines contemporains, couvrira tous les conflits existants, à l’exception de la Tchétchénie : la Somalie, le Congo, l’Irak, l’Afghanistan, le Yémen, le Liban, la Palestine, le Cachemire, la Corée du Nord et du Sud, entre autres.

Déshumaniser l’autre, c’est en faire devenir un monstre qu’il est urgent d’éliminer. 

Ce qu’il comprend, en pratiquant, c’est que les personnes acceptent d’être photographiées car « elles pensent qu’on peut faire la différence sur leur situation. Et lorsqu’on a l’honnêteté de s’avouer que non, on rompt une forme de contrat moral ». Des épisodes particulièrement violents le marquent encore. Il cite la seconde intifada au mois d’octobre 2000 lors du conflit israélo-palestinien. « Je me rappelle la proximité entre les deux camps, de la faible distance qui sépare Bethléem et Jérusalem. Je m’étais imaginé géographiquement une situation plus séparée ». Là-bas, une balle tirée par un sniper abattra l’homme qui se tenait à ses côtés.

Il fait des pauses, se reprend et approfondit une réflexion patinée par le temps : « les conflits desquels j’ai pu être le témoin ont tous des sources et des raisons différentes. Pour autant, ils répondent de la même mécanique : celle de la déshumanisation. Déshumaniser l’autre, c’est en faire devenir un monstre qu’il est urgent d’éliminer ».

Photographier des voitures qui brûlent ou des jeunes qui caillassent les forces de l’ordre ne raconte rien. Cela ne raconte pas ce que cela représente de vivre avec ce plafond de verre.

Karim a aussi eu l’opportunité de photographier la France et ses banlieues. « J’ai été appelé par le New York Times et Le Monde pour couvrir les émeutes de 2005 ». Pourquoi donc ? Il répond, honnête : « aucun photographe parisien ne voulait s’y rendre. Même ceux qui couvraient habituellement les manifestations. Certaines rédactions ont alors appelé des photojournalistes et reporters de guerre pour les couvrir ».

Il produira un travail sur le long terme, notamment en s’installant pendant trois mois à Vénissieux à l’hiver 2006. « Contrairement à l’étranger, ce qui m’a frappé c’est que les habitants de la banlieue n’avaient aucun espoir que je change quelque chose avec mes photos. Photographier des voitures qui brûlent ou des jeunes qui caillassent les forces de l’ordre ne raconte rien. Cela ne raconte pas ce que cela représente de vivre avec ce plafond de verre, cette colère et cette frustration. Il faut de l’humilité. Les préjugés sont dans les deux camps, là aussi », rapporte-t-il. Il finira par quitter le terrain, pour ses enfants et parce que « je savais que je devais réinventer ma manière d’exercer mon métier ».

Le cobalt, à l’origine de toutes les exploitations humaines au Congo, photographié par Karim Ben Khelifa

En 2012, Karim est invité à l’université d’Harvard aux États-Unis. Il arrête de courir la planète, prend du recul et suit tous les cours qu’il souhaite. Pendant cette période, le MIT (Masachussetts Institute of Technology) lui fait signe également. Il rapporte : « quand les étudiants sont acceptés à Harvard, leur ego passe au travers du plafond, quand les étudiants sont acceptés au MIT, leur ego passe au travers le sol. Harvard forme l’élite mais surtout, le réseau. Les gens dans l’élite ne sont pas forcément les meilleurs, mais ils ont le réseau de l’argent, du langage, des codes, de l’information. Alors que le MIT n’attend pas que vous soyez bons, il veut la création de ce qui n’existe pas encore ».


The Enemy, une expérience en réalité augmentée pour mieux comprendre les conflits régionaux les plus meurtriers. Y insérer de la psychologie aussi. 

C’est là où il rencontre un nouvel outil, son nouveau medium : la réalité virtuelle. Après une multitude d’itérations, le projet The Enemy prend forme. Au lieu de recevoir un récit, Karim Ben Khelifa et son équipe cherchent à ce que le spectateur le vive et aspire à faire du journalisme une expérience, un vécu, une mémoire sensorielle. « L’idée était que pour envisager la paix, il faut humaniser à nouveau la personne. Mais comment ré-humaniser un combattant qui a tué votre famille ou qui est responsable de votre douleur ? », s’interroge-t-il. Dans une pièce imaginaire et grâce à la technologie, il place face à face deux ennemis d’un même conflit sans se poser la question du bien ou du mal, du juste ou de l’injuste. « J’avais l’humilité de penser que je n’avais pas tous les éléments en main » précise-t-il.

 J’avais une injustice à raconter et je me suis demandé, à qui je m’adresse ? Qui sont les consommateurs du futur ?

Son dernier projet en date, qui a été développé pendant trois ans avec France Televisions et Lucid Realities, et toujours à l’aide des nouvelles technologies, se nomme Seven Grams. Pensé pour les adolescents, principaux utilisateurs des smartphones, ce documentaire – doublé d’un très beau film d’animation créé par l’artiste américaine TT Hernandez – d’un nouveau genre se présente comme une application utilisant la réalité augmentée pour expliquer la situation politique, économique et technique des extractions de minerais rares nécessaires à la fabrication de nos téléphones portables en République Démocratique du Congo. En parallèle, Seven Grams a fait l’objet d’une exposition au Prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants de guerre à l’automne 2021.

Il raconte sa genèse : « j’avais une injustice à raconter et je me suis demandé, à qui je m’adresse ? Qui sont les consommateurs du futur ? Qui devraient être les personnes qui doivent prendre conscience de ce problème pour pouvoir y changer quelque chose ? ». Ainsi pour parler aux jeunes générations, il choisit d’exploiter leur interface première. « C’est plus pédagogique, mais je ne tenais pas à simplifier le sujet pour autant. C’était important de matérialiser la complexité de ce sujet, car il renferme beaucoup de souffrances », poursuit-il.

Pour le projet Seven Grams, les illustrations ont été signées par TT Hernandez.

Lucide, il avoue toujours continuer à vouloir produire du contenu qui dépasse les frontières classiquement admises. « Ces frontières qu’il a toujours cherché à repousser toute sa vie, en se posant sans cesse la question de l’éthique : nous sommes dans une époque où les médias se démocratisent et se multiplient. On peut choisir les informations qui nous parviennent. On peut choisir de ne rien savoir du monde ou de savoir mal. D’où la responsabilité d’avoir des sources fiables. Je suis d’une époque où il n’y avait qu’un canal d’information unique, ce qui n’était pas souhaitable. Pour autant, ce n’est pas souhaitable aujourd’hui de créer de l’information à partir du vide ». 

L’entretien se termine, l’après-midi touche à sa fin, la nuit est tombée. Au téléphone, Karim conclut « ce sont des terrains d’écriture encore jeunes. Alors oui, ça donne du sens à l’existence et au quotidien, mais est-ce que mon travail a plus d’impact, je ne suis pas sûr. Ma seule certitude est de ne pas participer au renforcement de stéréotypes et de préjugés existants et de me savoir les combattre chaque jour et à mon humble échelle ».

Eugénie Costa 

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