Olivier s’est donné corps et âme à sa grande passion, la salsa. Quand ça lui a pris, tout Bondy lui a jeté des pierres en visant la tête. Il venait prêcher le soir, lors de nos veillées entre couilles, réunis à 15 autour d’une bouteille de coca posée sur les marches de la pompe Esso. Il pouvait des heures durant nous parler de sa nouvelle foi. L’amour du rythme latino, la beauté du geste, la sensualité… Nous pensions tous qu’Olivier aurait pu trouver une façon plus convenable de sortir du placard.

Il voulait bousculer notre mode de vie ancestral. Il traitait de païens nos glorieux ancêtres, les brigands de la forêt de Bondy. Il nous disait que non ! Nous Bondynois, ne sommes pas condamnés à vivre la vie que l’on mène, à compter nos crottes de nez entre poilus le samedi soir. Il nous racontait qu’à la salsa, les femmes dansent volontiers avec les hommes, qu’on pouvait les toucher, qu’elles sentaient bon. Tous ce qu’elles nous demandaient en retour, c’était de nous laver une fois par semaine, généralement le week-end, de se saper comme un Italien un dimanche au Vatican et de jouer un peu du déhanché sur une piste de danse en leur compagnie. Olivier n’avait plus rien de Bondynois. Il nous a trahi, il devenait élégant, il faisait le Parisien.

Ce dandy voulait mettre au feu nos traditions de séduction plusieurs fois millénaires. Pour qu’une fille daigne s’approcher d’un Bondynois à moins d’un mètre, il faut lui mentir, lui tendre des collets psychologiques, tout faire pour qu’elle comprenne le plus tard possible qu’elle a affaire à l’un des pires rustres de la création. On a des faces de bandits mexicains, on se lave les jours d’éclipse, les pauvres du Burkina Faso nous donnent des sous à Noël, mais pour mettre la langue dans la bouche d’une bourgeoise, jamais, au grand jamais, on se prostituera sur une piste de danse.

Très vite la patience de la populace s’épuisa. On avait plus de force pour lui. Olivier prêcha tant si bien qu’il fut jeté dans le canal de l’Ourcq englué dans de la sauce samouraï et couvert de plumes de canard. Le courant l’a porté loin, vers Paris, cette ville impie. Nous ne l’avons plus vu pendant des années.

Mais le mal était fait, il se répandait lentement dans notre ville. Le samedi soir on commençait à voir des gens se réunir à la gare de Bondy, en chemise rouge,  habillés d’un pantalon moulant et les cheveux tout bien coiffés à la cire. Ils revenaient le matin suivant avec le dernier train,  les pieds enflés. Les premiers pas vers notre décadence. S’ils avaient, comme tout Bondynois qui se respecte, trouvé portes closes devant les boîtes de nuit de la Babylone parisienne, ils seraient rentrés au milieu de la nuit, de façon convenable, après 3 heures de marche le long du canal. Ces infidèles avaient dansé ! Ils répandaient leurs récits dans toute la ville, un vrai poison. Tout le monde est bienvenu dans les boîtes de salsa disaient-ils. Les femmes sont plus nombreuses que les hommes et élégamment vêtues mentirent-ils encore. Sacrilège ! Ils  s’amusaient pendant qu’on passait la soirée à sentir nos pets.

Ces impies furent pourchassés sans pitiés. Pourtant rien n’y fit, malgré les brimades, ils étaient plus nombreux chaque samedi soir. Il faut dire que la salsa accomplissait des miracles de la création. Sur place, dans la pénombre, on confond aisément les Marocains avec des Latinos, on les aimait désormais! M’bokoko, Béninois de son état, en s’inventant une grand-mère cubaine, mais aussi grâce à une nature généreuse qui l’a doté d’un magnifique déhanché d’hippopotame, danse tous les soirs avec la fille d’un député qui lui a demandé de lui faire des triplés.

Leur foi dans la salsa fût renforcée par ces prodiges. Mais elle était dangereuse. Pas seulement pour notre idéologie ancestrale. L’économie de la ville s’effondra. L’association des Francs Kebabs alerta le Haut conseil bondynois de la chute vertigineuses de consommation de sandwichs grecs le samedi soir.

Le baril de sauce samouraï s’effondra mais la nouvelle religion gagna de plus en plus de monde à sa cause. Elle finit par triompher. C’est que la salsa permet aux femmes de supporter les Bondynois, s’ils savent un peu danser. Il était plus facile pour notre peuple de maîtriser les pas du « dile que no » que de monter un plan façon l’Agence tout risque pour séduire une fille. Il parait aussi qu’on s’ennuie beaucoup moins le week-end quand on fait de la salsa ou de la bachata.

Les années passèrent. Les passionnés de danses latines rassemblaient de plus en plus d’adeptes dans la ville, au point que les tenants de la tradition bondynoise durent leur céder un temple. LE CKF,  le Club de Karaté Français, implanté depuis des millénaires dans notre cité, s’est dit prêt à accueillir une communauté de fidèles pour calmer les tensions. Mais qui pour la diriger ?

Voila bientôt un an qu’Olivier est revenu à Bondy. Une foule de Salseros exaltés l’accueillit en héros à sa descente de train. Parmi eux, des convertis, ses meilleurs amis, qui lui avaient craché dessus quand il fût chassé de la ville à grands coups de boulettes de boue. Il pardonna à tous. La salsa lui avait apporté le bonheur, à Paris c’est un grand danseur ! Il enseigne désormais son art à tous ses frères qui avaient tant médit sur lui. Tous les mercredi soir, patiemment, il donne des cours à plus de soixante Bondynois éblouis par ses prouesses artistiques.

Olivier avait quitté la Mère patrie poursuivi par le mépris, celle qui colle comme  la merde, celle de ses frères. Maintenant, on paye – 70 euros les 14 cours et les deux premiers sont gratuits – le droit d’écouter sa bonne parole. A Bondy comme ailleurs, nul n’est prophète en son pays.

Idir Hocini

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