Lorsqu’il fut diffusé la première fois à Tunis, en avril dernier, le film s’appelait encore Ni Allah ni Maître.  En terre d’Islam, un sacrilège, même quand la Révolution, paraît-il, sent le jasmin. Nadia El Fani s’était sûrement préparée à la polémique, et aux attaques gratuites.  Mais elle ne pensait peut-être pas que la stupidité irait aussi loin que cette page Facebook, qui,  en référence à son cancer, appelait dès le mois de mai à « cracher sur son crâne de truie chauve.»

S’il y a au moins un point sur lequel la réalisatrice de 51 ans, née d’un père tunisien militant communiste et d’une mère française, a raison, c’est que beaucoup ont critiqué sans avoir vu.  Moi, si. Jeudi  8 septembre , j’étais convié à une projection presse, avant sa sortie en France prévue ce mercredi 21 septembre. Une salle minuscule dans le sous-sol du club Lincoln, à quelques mètres seulement de l’avenue des Champs-Elysées, au milieu d’une vingtaine de journalistes : pas de pop-corn, l’ambiance est studieuse.

Tourné en Tunisie en 2010, en plein ramadan aoûtien, et en janvier 2011 après la fuite de Ben Ali, le documentaire est un appel à l’abolition du passage de l’article 1 de la Constitution tunisienne, qui consacre l’Islam comme religion d’État. Nadia El Fani se sent aliénée par ce petit bout de texte, qui l’empêcherait, comme beaucoup d’autres Tunisiens selon elle, de vivre pleinement son athéisme, et, plus largement, d’assumer une quelconque différence. Au milieu des « déjeuneurs planqués » du Ramadan, puis des manifestations post-révolution, la réalisatrice et son équipe tentent d’expliquer en quoi les Islamistes, donnés favoris pour l’élection de la Constituante du 23 octobre prochain,  menacent les desseins de la Tunisie nouvelle.

Le film en lui-même est plutôt agréable à regarder.  Il y a même quelques moments d’humour, qui brisent très ponctuellement le silence religieux de la salle : à Nadia El Fani qui l’interpelle sur Habib Bourguiba (Président tunisien de 1957 à 1987) et ses appels dès les années 1960 à ne plus observer le jeûne, une femme lui répond, pleine d’aplomb, «  c’est Bourguiba qui va me faire rentrer au paradis ? »

Pour le reste, le documentaire sonne comme une coquille vide.  Rien d’extraordinairement malvenu ou provocant, et rien d’islamophobe. Mais un côté déphasé ennuyant, qui dépeint la Tunisie d’hier et d’aujourd’hui sans nuances, faisant la part belle à quelques raccourcis fâcheux. Non la Tunisie sous le CDI de Bourguiba n’était pas un modèle de tolérance tant le « Combattant Suprême », certes politicien de talent, n’avait que faire des libertés individuelles. Et non la Tunisie n’est pas la cousine de l’Iran, ni même la belle-sœur de l’Arabie Saoudite, où certains se battent encore pour savoir si une femme peut prendre le volant.

Si bien que quand Nadia El Fani et sa petite tribu se donnent rendez-vous sur la plage pour déjeuner en plein Ramadan, c’est dans la plus totale indifférence.  Ni coups de fouet, ni policiers menaçants comme à Casablanca, au Maroc, lorsque certains téméraires tentent un pique-nique à pareille époque de l’année. Bien que lui aussi, pour le coup, résonne sans nuance, je serais plus tenté de creuser du côté d’Anis, étudiant tunisien, que j’ai rencontré en mai dernier : « la tolérance est une marque de fabrique en Tunisie. Moi je ne suis pas Musulman et tout le monde s’en fout. Il y a juste quelques relents d’archaïsme dans certaines mentalités, qui, si nous prenons les bons virages, seront amenés à disparaître. Amender l’article 1 ne veut pas dire que les choses changeront comme par magie. »

En fait, Laïcité Inch’Allah manque de profondeur.  J’aurais tellement aimé que Nadia El Fani donne la parole à ces Islamistes obscurantistes qu’elle craint tant, dont on ne connaît finalement pas grand-chose. Rien de très précis sur leurs parcours, leur programme politique, ni même sur leurs desseins. Mais qui sont-ils ? À moins qu’il n’y ait finalement pas d’archétype, et que les choses soient plus complexes. Le retour de l’appel à la prière à la télévision en 1987 avec l’arrivée de Ben Ali ou les vacances d’un vendeur d’alcool pendant le Ramadan, ce n’est pas assez pour conclure que la Tunisie sombre petit à petit dans l’obscurantisme. D’autant plus que parmi les Tunisiens que Nadia El Fani interroge, l’extrémisme latent qu’elle décrit ne saute pas aux yeux.

Elle a de surcroît oublié de nous donner le mode d’emploi. Est-ce qu’il y a un modèle de laïcité à importer ou faut-il pour une fois laisser les Tunisiens se débrouiller seuls, comme des grands ? Parce qu’à la sortie du club Lincoln, j’avais comme l’impression qu’une fois de plus, on prenait les Tunisiens pour des incapables, et que leur choix pour l’avenir était simplement le suivant : l’obscurantisme ou la laïcité. Avec, ou contre nous.

Quoi qu’il en soit, tout le monde -et surtout les Tunisiens, devrait  soutenir Nadia El Fani. Le contenu est une chose, le symbole en est un autre. À la sortie du club Lincoln, j’ai ressenti énormément de fierté. Comme moi, Nadia El Fani est désormais libre. Et pour ceux qui hésitent encore à franchir la porte défoncée de la liberté, Laicité Inch’Allah envoie un signal fort : allez-y ! Pour la Révolution, pour ses martyrs et pour la liberté. Inch’Allah.

Ramsès Kefi

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