3 décembre 1983, Paris. La place de la Bastille est noire de monde. Pas moins de 100 000 personnes. Une marche historique partie de Marseille. 30 ans que cet évènement a marqué les esprits et pourtant, le premier film à ce sujet : «la Marche»,  ne sortira que le 27 novembre 2013. Demain, le tournage touche à sa fin.

Tour Montparnasse, 12h30, je cherche le plateau où se tourne «La Marche». Une masse de personnes avec des autocollants, où est inscrit « Marche pour l’égalité», passe devant moi. Des jeunes, des moins jeunes, des hommes, des femmes, et la plupart d’origine maghrébine. De par leur nombre et leur style vestimentaire des années 1980, je comprends que ce sont les figurants du film. Ils vont manger. Ils m’indiquent l’endroit du tournage, à quelques rues de là. Durant cette pause-déjeuner, j’en profite pour échanger quelques mots avec le réalisateur Nabil Ben Yadir. Il est très enthousiaste, dynamique mais surtout passionné. Très vite, il est l’heure de reprendre le tournage.

Ce jour-là, une rue entière est bloquée pour le tournage. Les assistants de la mise en scène s’assurent que badauds et curieux ne s’aventurent pas sur le plateau. Des voitures des années 80 sont stationnées de part et d’autre de la chaussée. Travelling, matériel son, projecteurs, costumières, maquilleuses… D’ailleurs, Jamel Debbouze est en train de se faire maquiller. J’aperçois Olivier Gourmet, Nader Boussandel, Tewfik Jallab, Lubna Azabal et M’Barek Belkouk qui discutent, en attendant la reprise du tournage. Le réalisateur est derrière son moniteur. Et que de monde !! Pas moins de 245 figurants, plus les comédiens, l’équipe technique… Une certaine familiarité règne entre les différents participants de ce film, ce qui laisse penser qu’ils n’en sont pas aux premières journées de tournage. En effet, comme me le précise le réalisateur, cela fait déjà sept semaines que le tournage a commencé. En fait, il a débuté le 15 février à Paris et dans sa région, et ce jusqu’au 17 avril. Puis la deuxième moitié du mois d’avril a été consacrée aux scènes tournées à Lyon et Marseille.

Les évènements du quartier «les Minguettes», quartier résidentiel de Vénissieux dans la banlieue sud de Lyon, sont l’origine de cette marche. La tension est vive entre les jeunes du quartier et la police. Le 20 juin 1983, un policier tire sur Toumi Djaïdja, président de l’association « SOS Avenir – Minguettes ». Blessé grièvement au ventre, il est hospitalisé. C’est sur son lit d’hôpital, en discutant avec le prêtre Christian Delorme, surnommé « le curé des Minguettes », que naît l’idée d’une grande marche pacifique pour s’adresser à la France entière. Ils s’inspirent des idées de Gandhi et de Martin Luther King. Les deux revendications principales sont une carte de séjour de dix ans et le droit de vote pour les étrangers. S’ajoutent aussi des revendications autour de la police et de la justice.

M’Barek Belkouk, jeune comédien prometteur, m’explique que les jeunes lyonnais, une fois bien organisés, partent pour Marseille, d’où le départ est donné le 15 octobre 1983. Départ qui est d’ailleurs passé inaperçu, puisque dans l’indifférence totale. Ils sont une trentaine au départ, puis un millier à leur arrivée à Lyon, et plus de 100 000, place de la Bastille, à Paris le 3 décembre. Les médias, en rebaptisant cette massive manifestation « la Marche des Beurs »  ont réduit la dynamique interculturelle, pourtant très présente lors de cet évènement sans précédent.

Nader Boussandel, qu’on ne présente plus, me précise qu’il joue le rôle de Yazid : «un rocker, personnage créé de toutes pièces mais relativement inspiré de Rachid Taha, musicien avec un fond militant qui a cassé de nombreux codes. En effet, avec son groupe Carte de séjour, il prône l’intégration et la tolérance envers les immigrés. Ce groupe a d’ailleurs participé à la marche ». Ce personnage transpire la positive attitude. « Bien que complètement imbibé de tous les problèmes de quartier, il essaie de les dépasser à travers la musique.»

M’Barek joue le rôle de Farid, personnage originaire des Minguettes. «Il  s’engage dans cette marche pour faire plaisir à ses parents. Il regrette rapidement cette décision lorsqu’il réalise qu’il faut réellement marcher 1200 km ! Il ne cesse de se plaindre mais est progressivement gagné par cet exceptionnel mouvement.»

Ils marchent pratiquement tous les jours, sur la route. Beaucoup de rencontres, de soutien dans chaque ville de passage. L’accueil est remarquable, le travail des associations est exemplaire. Des personnes se greffent progressivement au groupe. Ce sont les marcheurs qui décident et qui prennent la parole à chaque étape, davantage sur le mode affectif que politique. Arrivée à Paris le 3 décembre 1983, la marche est rejointe par 100 000 personnes qui manifestent entre Bastille et Montparnasse. Des personnalités sont présentes : Olivier Stirn, Gisèle Halimi, Toumi Djaïdja, Huguette Bouchardeau, Claude Cheysson, Bernard Stasi. Les marcheurs défilent avec les portraits des victimes de crimes racistes (Abdenbi Guémiah, 30 ans déjà que tu es parti …) et sécuritaires, en scandant « Egalité des droits, justice pour tous ». Sur le tournage, j’assiste justement à l’arrivée des marcheurs à Montparnasse. La foule de figurants, représentant les marcheurs, scandent : « Rengainez, la chasse est fermée ! » Au-dessus des têtes des marcheurs, on ne peut rater l’énorme paire de chaussures, symbole de la marche.

Le président Mitterrand reçoit les marcheurs à l’Elysée et annonce la création prochaine de la carte unique de 10 ans pour les étrangers et « des mesures de principe pour que justice soit rendue aux jeunes victimes et à leur famille ». L’obtention de la carte de 10 ans renouvelable est donc la grande victoire de cette marche. Mais qu’en est-il des autres revendications ? 30 ans plus tard, toujours pas de droit de vote pour les étrangers… Les crimes policiers sont toujours aussi nombreux («Stop aux crimes policiers»). Quant au racisme, Nader souligne qu’il est présent au  quotidien : entrée en boîte de nuit, trouver un appartement, décrocher du travail. Il ajoute : «On a la même place que n’importe quel français dans la société française puisque on y appartient. Je pense que c’est au tour de la société française d’intégrer qu’on est intégré».

De plus, les inégalités sociales et scolaires sont flagrantes au sein de la société française. Selon Nader, pour essayer de réduire les inégalités sociales, il faudrait détruire les blocs de béton plutôt que de les rénover. «On enferme encore les gens dans ces ghettos. La solution c’est l’évasion.» Nader insiste sur le terme fort d’évasion. Effectivement, «c’est par tes propres moyens que tu t’en sors, ma solution a été de partir de la cité. Je ne me suis pas laissé enfermer par un système qui voulait que j’y reste. J’ai été obligé de partir de la cité pour me donner les moyens de réussir», met en exergue Nader, il parle même de révolution individuelle.

Pour ces deux acteurs, faire ce film est une forme d’engagement. En effet, «la Marche, que je rapproche beaucoup au mouvement «Indignez-vous», est une épopée assez extraordinaire. Au-delà du symbole, c’est une histoire humaine fantastique. Cette partie de l Histoire de France me concerne énormément, je me reconnais dans les gens qui ont grandi dans les quartiers. Jouer dans ce film est comme la responsabilité de raconter une histoire», me confie Nader. «Dès qu’on m’a proposé le rôle de Farid, j’ai fait des recherches et j’ai tout de suite accepté car ça m’a énormément touché. C’est complètement différent de faire ce genre de films car il s’agit d’une histoire vraie et poignante. Ayant 24 ans, je n’étais pas né à cette époque mais je me reconnais tout de même à travers ces jeunes», raconte M’Barek.

Suite à la marche, on ne peut nier l’ampleur de la réponse politique. La délivrance de la carte de 10 ans a été une réelle avancée pour les étrangers. Cependant, de grandes inégalités sociales et scolaires persistent. La réduction de ces inégalités, c’est pour quand ?

Rajae Belamhawal

 

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