Le dernier film de Raoul Peck retrace une partie de la vie de Karl Marx, entre son exil de Prusse et sa participation dans le courant socialiste à l’aube des révolutions de 1848. L’œuvre évoque notamment l’amitié développée du philosophe avec Friedrich Engels, sa vie de famille et la galère du quotidien pour celui qui est devenu le critique le plus célèbre du capitalisme. Compte-rendu.

C’est un projet qui tenait particulièrement à cœur à Raoul Peck. Le jeune Karl Marx, dernier film du réalisateur haïtien, est une œuvre cinématographique très attendue après le succès de I Am not Your Negro, dans lequel il se basait sur les écrits de l’auteur américain James Baldwin pour narrer le combat pour les droits civiques dans les États-Unis des années 1960.

Exil et vie de galère

Les portraits et biographies de Karl Marx insistent beaucoup sur son travail intellectuel et sa contribution décisive au développement de la pensée socialiste ou communiste, lui donnant un aspect de vieux sage. Mais c’est oublier combien le jeune Marx était fougueux, désireux de « transformer » le monde capitaliste qu’il voyait grandir sous ses yeux. Le jeune philosophe, devenu journaliste, en paie le prix fort avec la censure dans sa Prusse natale, le forçant à l’exil dans un premier temps à Paris en 1844, puis à Bruxelles fin 1845. Il est, à cette époque, traqué par les forces de police, ce qui accentue une condition matérielle déplorable et une vie de grande misère. Il tente par tous les moyens de subvenir aux besoins d’une famille qui s’agrandit alors qu’il est mal rémunéré par ceux qui lui commandaient des articles (les mauvaises conditions de travail dans la presse ne datent pas d’hier…).

Des conditions de vie difficiles qui peuvent correspondre à un sacrifice au vu des origines sociales de Karl Marx. Son père était avocat. Mais c’est encore plus vrai du côté de Jenny, sa fidèle épouse. Issue de la noblesse prussienne, elle a abandonné son statut social pour vivre son histoire d’amour avec son « juif athée et socialiste » de mari et porter également l’idée de voir craquer le « vieux monde« . D’ailleurs, le film de Raoul Peck donne une grande importance à Jenny Marx, y compris dans un rôle intellectuel et politique. On comprend qu’elle a, par exemple, poussé Karl Marx à adhérer à la Ligue des justes, un groupe socialiste créé à Paris en 1839 par des Allemands en exil. Elle l’a aussi aidé dans la rédaction du Manifeste du parti communiste. De quoi justifier la phrase suivante de Karl Marx et Friedrich Engels dans La Sainte Famille, empruntée au socialiste français Charles Fourier : « Le degré d’émancipation féminine est la mesure naturelle du degré d’émancipation générale« .

Friedrich Engels, le sauveur

Contrairement à l’idée reçue, Friedrich Engels représente bien plus que l’image du soutien financier pour Karl Marx et sa famille. Le film relate le rôle du philosophe dans le cheminement intellectuel de Karl Marx, à travers sa connaissance du milieu ouvrier de Manchester (Angleterre) où son père possède une usine avec un associé. Ce qui l’enferme dans une contradiction entre ses obligations bourgeoises, sources de disputes avec son père, et ses aspirations ouvrières, au point de vivre une relation avec Mary Burns, une ouvrière irlandaise licenciée par son père pour avoir mené une contestation dans l’usine de textile.

Mais si au départ Karl Marx se montrait méfiant à l’égard d’un fils d’industriel ayant les mains dans le cambouis capitaliste, il reconnut vite l’apport de Friedrich Engels. Ce dernier lui conseilla de lire les économistes « classiques » (Adam Smith et David Ricardo) pour en tirer une théorie économique en lien avec le matérialisme dialectique que Karl Marx avait déjà développé. Ce qui n’empêcha pas toutefois des engueulades entre les deux amis, vite stoppées par des soirées de travail ou des virées nocturnes alcoolisées.

Karl Marx, polémiste et stratège

Cette amitié entre Karl Marx et Friedrich Engels a forgé un duo redoutable dans le débat intellectuel qui agitait le courant socialiste en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne dans les années 1840, provoquant des ruptures avec d’anciens camarades. D’abord avec leurs compatriotes Max Stirner, Bruno Bauer et Arnold Ruge qu’ils ont connu du temps où leur dénominateur commun était la pensée de Wilhelm Hegel, philosophe allemand du XIXe siècle. Ensuite, avec le Français Pierre-Joseph Proudhon, un des pères de l’anarchisme, à travers le livre de Karl Marx intitulé Misère de la philosophie. Une œuvre qui sonne comme une réponse cinglante à Philosophie de la misère. Enfin, avec leur compatriote Wilhelm Weitling, meneur de la Ligue des justes qu’ils transformèrent en Ligue des communistes, Karl Marx et Friedrich Engels remplacent la devise « Tous les hommes sont frères » par « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous« .

Toujours est-il que Le jeune Karl Marx est, quelque part, une ode à l’amitié, encore plus si le combat politique s’en mêle, une démonstration du sacrifice du confort social pour soulever les esprits et enfin un appel à une réflexion sur le capitalisme actuel, qui cherche à masquer les inégalités qu’il génère.

Jonathan BAUDOIN

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