Vendredi soir, on va sortir entre copines. On n’a pas encore décidé de ce que l’on allait faire, mais c’est sûr, nous n’irons ni au théâtre, ni voir un spectacle. Nous irons au cinéma et surement pas pour aller voir un film d’auteur. En fait, je peux prédire le programme de la soirée, nous irons manger un menu Tower au KFC,  on aura même un deuxième sandwich offert sur présentation de la carte ImagineR, et puis, comme d’hab on finira les fesses sur les fauteuils du complexe UGC tout près du centre commercial dans lequel on aura déjà passé l’après-midi.

C’est incroyable, mais on n’envisagerait pas de faire autre chose. Parce qu’il n’y a rien d’autre à faire par ici ? Faux. A Bobigny il y a la MC93, un lieu culturel qui propose des pièces de théâtre et des concerts de qualité. Parce que ça coûte cher ? Faux. Ils font des prix pour les étudiants et les familles nombreuses, au final on n’en aurait jamais plus cher que pour notre ticket UGC additionné à la facture du restaurant, enfin, du fast-food. Parce qu’on a BAC moins 10 et qu’on ne pense qu’à accorder notre rouge à lèvres à nos escarpins ? Faux. On fait toutes des études, et on sortira surement en tongs. En fait, j’ai tenté quelque chose, j’ai envoyé un texto aux filles « Si on vous donnait des places gratuites pour aller au théâtre, vous iriez ?». Verdict sans appel : « LoL Non. C’est nul, ça m’endort. » « Mdr la flemme d’y aller et puis c’est pas mon délire. »

Lol, Mdr, je connais mes copines, je ne compte pas m’en tenir à ces rires. Je creuse un peu  et leur demande de m’expliquer pourquoi. Est-ce qu’elles pensent que le théâtre ne sert à rien ? « Si ça sert ! Mais je préfère m’instruire avec les films et la TV. C’est peut-être par rapport à l’habitude, on n’a pas grandi dans un milieu où on va au théâtre ou au musée ». Ça se précise, mais elles mettent vite fin à mes questions qui commencent à les saouler. D’ailleurs elles ne comprennent pas trop pourquoi je leur demande tout ça. Je n’insiste pas, je suis presque gênée de leur avoir demandé ça. Je ne veux pas qu’elles croient que je les juge. En y réfléchissant, il y a beaucoup de choses dont on ne parle pas entre nous. Pourtant on se connait depuis longtemps et on s’aime beaucoup.

On s’est rencontré il y a quelques années sur notre lieu de travail quand il a fallu mettre du beurre dans les épinards. Enfin pour le coup, on mettait surtout du ketchup sur les frites : on bossait à Mc Do après les cours. On ne fait pas les mêmes études, Sonia veut devenir aide soignante, Karima se prépare à travailler dans l’administration, et moi j’entame un master de journalisme. Des univers différents qui me font parfois me sentir le cul entre deux chaises. C’est vrai j’habite en Seine-Saint-Denis mais j’étudie à Paris, et ça change beaucoup de choses. J’ai une chance énorme, celle d’avoir pu me rendre compte qu’il y avait mille choses intéressantes à piocher de part et d’autres du périphérique. Pas plus à Paris qu’à Drancy, kiff-kiff. Mais on n’a pas tous eu cette chance.

Tout  commence à l’école. Très tôt, quand vous commencez à faire vos premières sorties scolaires, c’est à Paris qu’on vous emmène. Dans ma scolarité, j’ai eu le droit à très peu d’excursions, faute de temps, de moyens ou de motivation des instits, je n’ai toujours pas de réponse. Il n’empêche que l’on s’est très vite accommodé à l’idée que pour avoir accès à la culture il fallait entrer dans la capitale.

C’est vrai que le Louvre est une étape incontournable, c’est vrai aussi que nous n’avons pas son équivalent dans le 93, mais ça conditionne un max de choses. Pas étonnant qu’aujourd’hui il y ait plein de personnes qui, comme ma copine Karima, pensent que le théâtre n’est pas fait pour eux. Vous allez à l’école, vivez et grandissez dans une ville pendant des années, et tout ce temps, jamais on ne vous a montré qu’il y avait aussi des choses intéressantes à voir ici. Non, pour découvrir, pour accéder à la culture, il faut sortir d’ici, prendre le bus et le métro, le RER s’il le faut, mais surtout pas rester ici.

On se souvient des cris de joie énormes que l’on poussait quand la maîtresse annonçait qu’une sortie était en prévision. Ouaiiii ! On va partir d’ici et aller là où il y a ce qu’il faut voir, ce qu’il faut savoir. Mais si les choses avaient été différentes. Si on avait commencé par nous emmener à deux pas de l’école où il y avait une expo, un concert, un spectacle, qu’importe, un truc fait avec des gens d’ici, là où on a déjà un certain nombre de repères, peut-être que ma copine Karima n’aurait pas cru que le théâtre n’était pas fait pour elle, que ce n’était pas son délire, puisque pas son milieu.

Nos parents, nos amis, nos écoles, sont ici, là où on ne nous a jamais montré qu’il y avait des choses intelligentes, alors par une sorte d’équation on en a déduit que notre milieu et les gens qui le composent n’étaient pas faits pour ça. Le théâtre, le musée, ça n’est pas ici, donc ça ne m’appartient pas. Allez défaire ça. Pas étonnant que la MC 93 soit désertée par les gens qui habitent tout près. En fait le vrai public de cette maison de la culture à Bobigny est un public de bobos parisiens qui, lui, a su piocher des deux côtés. Je suis même prête à parier que si mes copines décidaient d’aller voir une pièce de théâtre demain, ça n’est pas à la MC 93 qu’elles iraient, mais à Paris, quitte à payer plus cher, convaincues qu’ici ça serait forcément moins bien.

CULTURE. Qu’est-ce que c’est ? Si la maîtresse m’emmène à Paris alors que j’ai la MC 93 tout près, si en cours de musique on préfère me faire chanter une chanson de Jean Jacques Goldman interprétée par Céline Dion (véridique) plutôt que de travailler sur un texte du rappeur Oxmo Puccino, si tout ce qui a poussé en banlieue et pour lequel je suis susceptible d’avoir un intérêt en est exclu, alors oui, des trios d’amies comme Karima, Sonia et moi, continueront de préférer un blockbuster dans les salles d’UGC à une place gratos à la MC93.

Joanna Yakin

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