Linh est une petite fille vietnamienne, adoptée par des parents français. Ils l’aiment, mais l’amour ne fait pas tout. La fillette se heurte à un environnement hostile et subit la violence d’une société qui ne lui ressemble pas. Lou Eve écrit l’histoire de l’un de ces enfants, dont elle dit qu’ils sont « des gosses morcelés au-dedans ». Elle pose la question de grandir et de se construire lorsque l’on vit cet arrachement identitaire. Entretien avec l’autrice de “Sous les strates”, (Ed. Les Escales, 2023).

Linh est une petite fille vietnamienne, adoptée par des parents français. On imagine qu’il y a un peu de votre histoire en elle. Est-ce le cas ?

Ce roman, c’est une autofiction. En littérature, les frontières sont poreuses entre le roman et l’autobiographie. Quand on a une trajectoire traversée par des discriminations et de l’exclusion, ça me semble compliqué de ne pas mettre un peu de soi dans ses écrits.

Alors, il y a des choses vraies et d’autres inventées. Mais toutes les émotions transmises sont authentiques. Puis, je pense que l’autofiction est une forme de protection pour les personnes minorisées. Il y a des choses difficiles à retranscrire, et nous avons besoin de nous mettre à distance. En même temps, il y a un besoin d’écrire. Pour moi, c’est apparu comme une forme d’urgence. Il fallait que je réécrive ma trajectoire. Je ressentais la nécessité d’écrire, mais pas dans un but de guérison ou de thérapie. J’éprouvais plutôt un besoin de prendre du recul, de me questionner sur mon passé, mon identité.

Le livre alterne entre des retours dans le passé, des focus sur le moment présent, des digressions. Comment avez-vous construit ce rapport à la temporalité dans votre récit ?

Cette construction m’est apparue naturellement. Comme je suis adoptée, j’ai forcément une histoire qui est fragmentée. C’est un puzzle où il y a plein de morceaux à assembler. En écrivant, j’en suis venue égrener des souvenirs. C’est un travail de souvenirs et de mémoire qui ne peut pas donner un récit linéaire. C’est aussi un travail de mémoire.

C’est une histoire qui veut conjurer l’oubli. Je voulais garder une trace de mon parcours. Ce livre, c’est une sorte de palimpseste : c’était un écrit au Moyen Âge où on conservait le parchemin initial et on écrivait par-dessus. Plusieurs histoires se mêlent et se croisent.

Ce sont des récits traversés par les discriminations. Ce livre est-il aussi un manifeste politique, qui dénonce en racontant ces vies difficiles ?

J’avais peur que l’on m’enlève ce message, car il y a des personnages complexes, et que l’on peut penser que tout est à nuancer. Mais n’est pas qu’un récit. Il y a plusieurs pistes de réflexions qui sont lancées. L’idée n’est pas de dire quoi penser et de donner une solution figée. Je voulais raconter toutes ces histoires de femmes, pour véhiculer des émotions et susciter de l’empathie.

Pour Minh (la mère biologique de Linh, ndlr), il a fallu imaginer ce que c’était de grandir dans un Vietnam tout juste sorti de la guerre. Pour Françoise (la mère adoptive de Linh, ndlr), il fallait comprendre ce que c’était de grandir dans les montagnes françaises dans les trente glorieuses… J’ai fait un petit travail de documentation, mais j’ai surtout essayé de me mettre à leur place. C’était un exercice d’empathie.

Les femmes sont au cœur de votre récit. Pourquoi leur accorder cette place de choix ?

J’avais besoin de donner une voix à des femmes qui l’ont peu. Par exemple, Minh représente ces mères du sud global qui mettent leur enfant à l’adoption, et qui ne s’expriment presque jamais. On entend beaucoup les adoptants. Mais c’était aussi important de raconter l’histoire de Françoise qui est déterminante dans la construction de Linh en tant que femme.

Je voulais vraiment proposer une histoire de femmes et de mères. C’est pour cela que les hommes ne sont jamais des narrateurs. Ils sont très présents par leur médiocrité et leur violence. J’avais besoin de mettre en lumière ces violences masculines.

La culture française aux yeux de Linh est assez peu consistante, elle se sent distante de celle-ci. Elle renoue avec la culture vietnamienne, mais au départ, cette démarche sonne un peu faux. Pensez-vous que l’on puisse se construire dans cette dualité ?

Dans mon cas, j’accepte de dire que je suis à la fois blanche et vietnamienne. L’un ne va pas sans l’autre. J’ai grandi dans un petit village français, où l’on me voyait comme une personne racisée. Au contraire, avec des immigrés issus de la seconde génération, je vois mes privilèges et je me sens plutôt blanche.

En tant qu’enfant adopté, on est à l’apogée de l’assimilation, mais on se sait aussi racisé

Ce qui créait en moi une dualité et un inconfort par le passé, c’est que je pensais devoir choisir. En tant qu’enfant adopté, on est à l’apogée de l’assimilation, mais on se sait aussi racisé. Certains font l’effort de reconquérir leur culture d’origine, et c’est mon cas. Mais c’est compliqué en France de reconnecter avec nos racines.

Françoise est d’une gauche tiède, elle a des convictions, mais la réalité ne semble pas la heurter. Elle dit à sa fille qu’il n’y a aucune différence entre elle et ses camarades. Est-ce une critique implicite d’un positionnement qui manque de lucidité ?

Françoise est comme beaucoup de parents adoptants blancs. Bien sûr, elle a sa complexité et ses failles. Mais il n’y a pas une seconde où l’amour qu’elle porte à sa fille est remis en question. Mais c’est une femme blanche coincée dans ses biais et aveugle face à la condition de sa fille. Elle veut bien faire, mais elle ne pense pas la race, elle est dans cette logique colorblind. Elle est incapable de répondre aux besoins de sa fille qui subit du racisme et de l’exclusion. Et pourtant, elle est témoin de la souffrance de sa fille.

Vous êtes en période de promotion littéraire. En tant qu’écrivaine racisée et lesbienne, quelle est votre expérience du monde littéraire jusqu’à présent ?

Ce sont des moments difficiles. Bien sûr, il y a beaucoup de joie de partager son livre avec son public. Mais c’est aussi éprouvant parce qu’on est une personne minorisée. En France, on relègue nos récits au rang de témoignage. Il y a une injonction à mettre de soi et de l’intime dans ses écrits lorsque l’on est racisé. Nos romans ne sont pas considérés comme de la littérature.

En interview, par exemple, on m’interroge peu sur mon travail d’autrice. Les questions portent plutôt sur ma vie personnelle, ma relation avec mes parents… On me parle peu de mon travail d’écriture. Dans les salons littéraires, il y a aussi parfois des gens qui projettent des choses sur nous, tiennent des propos racistes. Je pense qu’il faut vraiment repenser la place des personnes minorisées dans le monde littéraire.

Propos recueillis par Radidja Cieslak

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