Ce mercredi sort en salle Dieumerci !, long-métrage sur un adulte écoutant son rêve de gosse : devenir comédien. Sept ans après Ma première étoile, l’acteur et réalisateur Lucien Jean-Baptiste analyse pour nous le cinéma français et les rêves brisés des jeunes de quartier.

Né à Rivière-Salée en Martinique, Lucien Jean-Baptiste arrive en famille à Aulnay-sous-Bois (93) en 1973 par le biais du Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer, NDLR), puis s’installe à Bonneuil-sur-Marne (94).

Après deux ans d’Administration Économique et Sociale à l’université Paris 12 puis un BTS Publicité, Lucien Jean-Baptiste travaille comme responsable merchandising, crée sa propre boîte, s’occupe de produits dérivés d’artistes français comme Michel Jonasz. Puis perd un enfant. C’est l’implosion. Sa mère qui a élevé seule six enfants le persuade qu’un ange veille sur lui. Alors Lucien Jean-Baptiste suit sa bonne étoile, s’inscrit au Cours Florent et réussit le concours d’entrée à la Classe Libre, comme le personnage de Dieumerci !, son troisième long-métrage qui sort en salle ce mercredi.

Monté sur les planches, passé par la télévision et le doublage, Lucien Jean-Baptiste se lance au cinéma aux côtés de Marion Cotillard dans Du bleu jusqu’en Amérique de Sarah Lévy (1999). Repéré par les producteurs d’Emmenez-moi d’Edmond Bensimon (2005), il leur raconte ses vacances au ski, enfant, avec sa mère. Et tourne Ma première étoile (2009) qui dépasse le million d’entrées. En 2012, 30° Couleur, récit du retour en Martinique d’un historien à succès, fait moins de 200 000 entrées. Pour un jeune réalisateur, ce serait un succès. Dans le métier, ce chiffre fait office d’ « échec commercial ». Lucien Jean-Baptiste est pourtant de retour.

Bondy Blog : Que s’est-il passé entre 30° Couleur, sorti en 2012, et Dieumerci ! qui sort aujourd’hui ?

Lucien Jean-Baptiste : Après 30° Couleur, je n’avais plus du tout envie de réaliser. Il y avait trop de Noirs dans ce film (rires), en plus un Noir historien spécialiste de Marie-Antoinette, les gens ont disjoncté ! Je me suis beaucoup investi et les premiers concernés – ceux qui disent « il n’y a pas de Noirs, on n’est pas représentés » – ne sont pas venus en salle. Il ne s’agit pas de soutenir n’importe quoi. Mais aujourd’hui, il faut soutenir le cinéma des « minorités ». Acheter une place de cinéma, c’est montrer aux producteurs que les films dits « de la diversité » peuvent fonctionner. Les producteurs donneront de l’argent et les jeunes se verront à l’écran et pourront se dire « c’est possible ». C’est difficile car souvent, les jeunes dits « de banlieue » préfèrent aller voir Mad Max. La prise de conscience n’a pas encore eu lieu. Mais je ne leur en veux pas. J’ai besoin de parler au grand public, pas de prêcher les convaincus.

Comment se remet-on d’un « échec commercial » ?

C’est une sensation. Que ce soit le métier ou le public, j’ai la sensation qu’on me dit « Fais-nous une deuxième étoile et on sera heureux ». Je n’ai pas envie d’entrer dans une logique marketing. On m’a proposé un chèque long comme le bras pour faire Ma deuxième étoile mais ça fait cinq ans que je n’ai pas craqué. Je préfère tourner 30° Couleur et Dieumerci ! que devenir un fonctionnaire du cinéma.

Quelle est la genèse de Dieumerci ! ?

Farid Lahouassa (producteur de La vérité si je mens, NDLR) m’avait proposé un rôle dans un film appelé Intérim. C’était l’histoire d’un jeune faisant de l’intérim pour payer ses cours de théâtre et rencontrant un sans-papier africain qui le remplaçait sur scène au pied levé. Je ne me sentais pas de prendre l’accent africain mais ce personnage de Dieumerci me faisait penser à ma vie. Le producteur m’a demandé ce qu’était ma vie, je lui ai raconté et il m’a répondu : « Ce sera ça ton prochain film ».

Le film s’est-il financé facilement ?

Le film s’est fait avec peu d’argent parce que ce n’était pas une grosse comédie et parce qu’il n’y avait aucune justification sur le fait que Dieumerci soit Noir. Les financiers ne mettent pas d’argent là-dessus. Si j’avais fait ce film avec Omar Sy et Kev Adams, je sais qu’il aurait été immédiatement financé. Il n’y a pas d’aigreur dans ce que je dis. Je ne suis pas en lutte contre l’industrie, je suis obligé de m’y adapter jusqu’à ce qu’un jour, je devienne assez fort pour qu’on me demande ce que je veux faire.

Le débat #OscarsSoWhite, tu en dis quoi ?

Quand on connaît l’histoire des États-Unis, leur problématique Noir/Blanc, l’esclavage, la ségrégation… Quand on sait qu’il y a à peine 50 ans les Noirs et les Blancs ne buvaient même pas au même robinet. Quand tu vois qu’il y a 40 millions de Noirs aux Etats-Unis, un président métis, des Noirs à des postes incroyables et de nombreux acteurs Noirs. Quand tu entends qu’il y a des Spike Lee et autres qui manifestent… J’ai l’impression que ce n’est pas tant pour qu’il y ait un Noir nominé que pour rappeler, dans le contexte de campagne électorale de Donald Trump : « Attention, ne revenons pas en arrière ». Ils savent que les Oscars sont une fenêtre ouverte sur le monde. Donc, ils passent le message.

Peut-on voir des similitudes entre ce débat et la situation en France ?

Ce qu’a résumé Chris Rock durant la cérémonie sur les opportunités rejoint nos problématiques françaises : la différence ne doit pas créer l’inégalité des chances. Ce n’est pas parce que tu es Noir que tu ne dois pas avoir accès à un rôle, à l’embauche, à un logement…

Justement, quelle est la situation des Noirs dans le cinéma français ?

Je vais commencer par la fin. Que tu sois Noir, vert, jaune ou rouge, faire du cinéma est difficile. Nous sommes tous dans la galère. Puis tout ce qui n’est pas dans la norme cinématographique, les codes, pose problème. Le Noir, sa place dans le cinéma, est dans des rôles stéréotypés. Un scénariste ou un réalisateur Blanc travaille avec son imaginaire, son vécu. Quand il se balade et voit un vigile noir ou une nounou noire, il fait des associations. Je ne peux pas lui en vouloir, puisqu’il voit le monde comme ça. Mais ce qui est bizarre, c’est que le jour où il y a un rôle principal de vigile, Stéphane Brizé le donne à Vincent Lindon [dans La loi du marché, NDLR]. Le paradoxe !

En quoi la consécration d’Omar Sy a-t-elle changé la donne ?

Omar Sy a prouvé qu’un Noir pouvait attirer 20 millions de personnes en salles. C’est une étape importante. On ne peut plus nous dire que mettre un Noir dans un film ne fonctionne pas. L’étape suivante, c’est qu’un Noir puisse jouer tous les rôles. Pas uniquement des médecins et des avocats – car le discours latent est de ne pas jouer un braqueur parce que c’est « cliché ». Si tu me donnes le rôle de De Niro dans Taxi Driver je le joue ! Nous sommes dans une impasse. Les seuls qui pourront nous sortir de là, c’est nous-mêmes. En prenant nos stylos et en racontant nos histoires.

Quel est le point commun entre toutes les minorités de France ?

Notre dénominateur commun, c’est le racisme dont on souffre. Dans les codes du cinéma, la blonde c’est la fille bête. C’est devenu une expression « faire la blonde ». Un Marseillais peut aussi être mis de côté, à la différence près qu’il pourra gommer son accent. Moi, même avec un Bac + 27, je reste Noir. Et si tu demandes aux gens dans la rue ce que Noir signifie, ils te répondront « foot », « grosse quéquette », « sans-papiers », etc. Pourtant, les spectateurs sont simples. A partir du moment où un film est bon, ils suivent. Il y en a marre que l’industrie pense à la place des gens.

Comment changer les choses ?

La volonté politique doit venir des réalisateurs, des auteurs, des producteurs. Peu importe qu’elle passe par des quotas, des formations, des personnes qui dénichent de nouveaux talents… C’est une prise de conscience. En tant que spectateur, allez soutenir les jeunes réalisateurs : nous sommes au combat, c’est une phase de lutte ! Cette prise de conscience doit aussi venir des familles. Ma mère était un peu punk mais en tant qu’antillaise, elle aurait été très contente que je fasse de l’athlétisme et que je travaille à La Poste ! Il y a des barrières à faire sauter.

Alors, pour ou contre une politique de quotas ?

Je suis pour et je suis contre. Pour, parce qu’il faut débloquer les choses. Contre, parce qu’on n’est plus dans le talent : tu es nul, on te prend, tant pis. Si pour faire avancer les choses, il faut mettre des quotas, alors mettons-les, on les enlèvera plus tard. Le quota fera débat. Les choses avancent tellement lentement… Imaginez un pays de Noirs où il y a une toute petite communauté de Blancs, qui parlent la même langue, qui vivent au même endroit et qui n’existent pas sur les écrans…

C’était le propos du discours de Luc de Saint-Eloi et Calixte Beyala aux César 2000.

Il y a 16 ans déjà ! J’espère que dans 30 ans on reverra leur discours comme une image de lutte. Le combat n’est jamais gagné. Jamais. Il ne faut pas que des jeunes issus de la diversité puissent se dire « Ce n’est pas pour moi ». Ce que la société ne te donne pas, il faut te battre pour l’avoir. C’est la seule solution. Ce qui m’ennuie le plus, c’est de m’être interdit pendant vingt ans d’être comédien parce que je me disais: « Ce n’est pas fait pour moi ». Et parce que je ne voyais pas de comédiens Noirs. Il faut changer les imaginaires car la société est en train de changer.

Pourquoi sommes-nous prisonniers d’imaginaires qui n’évoluent pas ?

Je fais partie de la première vague d’Antillais arrivés en métropole. Tu venais en France pour être français, tes parents baissaient la tête et tu fermais ta gueule. Aujourd’hui, le temps a passé. Il y a des jeunes qui étudient, qui ont des emplois non stéréotypés mais on ne les voit jamais. Pourquoi ? Parce que le cinéma a enfermé les Noirs dans des rôles de sans-papiers, d’infirmières… Dans mon film, Firmine Richard ne touche pas un balai ! Il y a une responsabilité. J’ai besoin qu’un jeune de cité voit mon film et s’identifie. Aujourd’hui, tous les jeunes ont des influences américaines : hip-hop, NBA… Qu’est ce que la France leur laisse comme image ? Le hip-hop est une culture née d’une révolte. Le blues, la culture noire ont été créés par une douleur ! Or, le problème, si tu fais telles études ou tels choix, c’est qu’une partie de ta communauté te dira que tu n’es pas Noir. Donc tu t’enfermes. Il est temps d’écouter ses envies personnelles.

Le film Dieumerci ! est d’ailleurs sous-titré « On a tous un rêve de gosse ».

Oui, ne vous laissez pas imposer vos rêves de gosse ! Je l’ai vécu. A l’adolescence, on se cherche. J’ai eu des dreads, une afro, parce qu’on m’a dit que c’était ça, être Noir. Si je n’avais ni dreads, ni afro, j’étais Blanc. Or je ne suis pas Blanc, je suis Lulu ! Il m’a fallu 32 ans pour me dégager de tout ça et me dire que depuis l’enfance, je voulais être comédien. Tu comprends l’importance de voir un journaliste Noir au 20h, ou un acteur Noir avec un rôle pas forcément cliché quand tu es jeune ? Bon, dans Dieumerci ! mon personnage sort de prison (rires) mais c’est une métaphore de l’enfermement dans lequel j’étais. Cette prison représente la cité et les cages dans lesquelles on a mis ces populations. C’est une forme de nouvelle colonisation : mettre les gens dans des cages, faire des jobs pourris et y croire. Nous sommes tous venus pour un monde meilleur. Il ne devrait pas y avoir d’efforts à faire. Pourtant certains en font et d’autres non.

Faut-il une place privilégiée dans le cinéma pour faire changer les choses ?

Kechiche sort Sara Forestier. Audiard sort Tahar Rahim. Leur nom suffit pour l’industrie. En France, il y a plein d’acteurs noirs. Mais il n’y en a pas qui corresponde à l’industrie, les bankables. On ne les fabrique pas. Mon nom à moi ne suffit pas pour faire sortir des acteurs. Ce sont ces normes qu’il faut briser. Il y a du business derrière tout ça. Alors que le seul juge, c’est le public.

La France serait-elle paradoxale ?

Oui ! D’un côté les personnalités préférées sont Omar Sy, Jamel Debbouze, Zinedine Zidane… De l’autre, l’industrie frileuse peine à mettre des gens de couleur dans les films. Tu vois le chantier ? Le cinéma te met vite dans une case. Si tu entres dans un certain type de rôle, va en sortir… Donc message aux lecteurs du Bondy Blog : bonne chance (rires) ! Si j’ai pu le faire, vous pouvez le faire.

Dans le film, Dieumerci dit : « En banlieue, on enterre les rêves de gosse dans les terrains vagues ». Pourquoi ?

C’est une métaphore pour dire qu’on se laisse enfermer. J’ai connu les banlieues dans les années 1973/74. C’était tout neuf et en construction, il y a avait beaucoup de terrains vagues. J’ai une image d’après-midis passés dans ces terrains. Aujourd’hui, j’ai le temps de regarder mes enfants, de les écouter, de leur demander à quoi ils rêvent et de les accompagner. Mais imagines les enfants que nous étions à l’époque, dans ces terrains vagues, avec nos parents qui baissaient la tête… Tu crois que c’était là que nous allions trouver de l’aide ? Aujourd’hui, il y a des terrains de foot et de basket. Mais il faut ajouter des théâtres, des ateliers de montage, des caméras… Il y en a, mais il en faut plus. Et il faut que les parents soient responsables. Je les comprends, fraîchement arrivés, dans des galères… Pourtant, il faut qu’on se donne les moyens. Vivre ses rêves, c’est aller au combat. Il n’y a pas de rêve Noir ou de rêve Blanc. Il y a des rêves.

Propos recueillis par Claire Diao

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