Le Bondy Blog : Tu as vécu à Nantes. Ca t’a marqué ? 

Mahir Guven : Ce n’est que ces derniers temps que je me suis rendu compte de ce que Nantes m’avait apporté. À 18 ans, je n’avais qu’une seule envie : celle de quitter Nantes. J’avais l’impression de tourner en rond et je m’ennuyais. Je suis donc parti m’exiler à Angers dès l’obtention de mon bac, pour faire un DUT Gestion, sortir de mon environnement, côtoyer des gens avec lesquels je n’ai pas grandi. A posteriori, je peux affirmer que le fait d’avoir vécu à Nantes apporte une certaine forme d’humilité, ça fait partie de la culture bretonne. Le fait de ne pas se mettre en avant, de penser collectif, d’aider les gens, d’être ouvert, tolérant. Quand tu es d’origine étrangère, il y a des régions où tu es bien accueilli, où on ne te condamne pas parce que tu fais des bêtises et que tu es jeune. Par rapport aux relations que tu construis à Paris, à Nantes elles sont plus douces et terre-à-terre.

Maintenant, je n’hésite pas à dire que j’ai un bac sans mention et je n’en ai pas honte

Le Bondy Blog : Tu insistes systématiquement sur le fait d’avoir obtenu un bac sans mention. Pourquoi ?  

Mahir Guven : Je n’ai pas travaillé pour le bac, je m’en foutais un peu. A cette époque, je me foutais un peu de tout, d’ailleurs, et l’école ne m’intéressait pas. J’ai donc obtenu mon bac, mais sans mention, et ça m’a suivi durant mes études supérieures : lorsque je déposais des dossiers en master pour changer d’école, on me répondait souvent que je n’avais pas eu de mention. Longtemps, ça a causé en moi une forme de révolte, j’avais l’impression d’avoir un casier judiciaire sur le dos. Ça te suit longtemps, ça conditionne beaucoup de choses dans ton parcours universitaire, alors qu’à la base, ce n’est qu’un examen de 3 semaines. Maintenant, je n’hésite pas à dire que j’ai un bac sans mention et je n’en ai pas honte. J’ai pu fréquenter des gens avec des bac « plus plus », et ça ne se ressentait ni dans leur sensibilité, ni dans leur intelligence. 

Le Bondy Blog : Au vu de ton parcours professionnel, est-ce qu’on peut dire que tu as “traversé la rue”, selon l’expression d’Emmanuel Macron  ? 

Mahir Guven : Oui, on peut dire ça. J’ai été vendeur à la FNAC, le métier le plus ennuyeux possible. Faut s’accrocher, tu as quatre logiciels, les gens viennent te voir pour te dire que leur ordinateur ne fonctionne pas… J’ai donné des cours à des enfants, c’était mieux. J’ai mis des annonces dans des boulangeries. J’ai travaillé comme téléopérateur…

Le Bondy Blog : Tu es né apatride. La question de l’identité a-t-elle une valeur particulière pour toi ? 

Mahir Guven : Ce qui est fondamental à comprendre, en premier lieu, c’est de voir qu’on est le fruit d’une éducation, de cultures différentes et éparses. Même quand les gens viennent d’un même pays, les cultures liées à une région peuvent permettre qu’on les différencie. Les façons de parler à Evry ne sont pas forcément les mêmes qu’à Grigny, il y a des variantes à prendre en compte. Je réclame aujourd’hui qu’on puisse choisir soi-même ce qui nous définit.

Le Bondy Blog : Y a-t-il des personnages de ta vie qui ont inspiré ton récit ? 

Mahir Guven : Quand j’avais 18 ans, j’avais un pote du même âge que moi et que beaucoup considéraient comme un génie de la vente de drogue. Moralement, c’est répréhensible, on est clair là-dessus, mais il avait une grande intelligence, il faisait travailler 15 personnes et prospérer des affaires sans qu’on le remarque. Quand on faisait les marioles, lui dégageait une grande maturité émotionnelle, il savait nous recadrer froidement. Cette intelligence et cette force de caractère n’étaient pas là malgré lui : il maîtrisait tout ça.   

Je voulais des personnages qui ont deux cultures, un lien avec la religion comme beaucoup de jeunes issus de familles musulmanes, mais remplis de contradictions

Le Bondy Blog : Pourquoi penses-tu que les personnages ont une plus-value sur l’histoire ?

Mahir Guven : Tout le monde a des idées d’histoire. Si tu ne construis pas des personnages forts auxquels tu es attaché, ton histoire tombe à l’eau très vite. Si tu mets un personnage lambda, inintéressant, au milieu d’une histoire forte, ça ne percute pas. Je voulais des personnages qui ont deux cultures, un lien avec la religion comme beaucoup de jeunes issus de familles musulmanes, mais remplis de contradictions, genre le gars qui va te saouler avec le Ramadan mais, à côté de ça, va faire plein de bêtises contraires aux valeurs qu’il défend.

Le Bondy Blog : Pourquoi avoir choisi le sujet des jeunes qui vont en Syrie ou qui travaillent pour Uber ? 

Mahir Guven : Le sujet s’est imposé à moi. J’avais une colère sourde à l’intérieur, j’en avais marre d’être montré en exemple et d’être « le mec qui a réussi ». D’abord, je considère qu’il n’y pas un seul parcours ni une seule façon de réussir. Ensuite, je voulais raconter la vie de certains de mes potes qui sont eux-mêmes Uber et leur donner la lumière dans mon livre. Et aussi, j’en avais marre qu’on parle des gens issus des quartiers populaires et de l’immigration dans des termes qu’il n’ont pas définis. Je voulais parler des conflits intérieurs d’un mec de banlieue face à sa propre ascension sociale, notamment lorsqu’il se confronte à un monde qui n’est pas le sien à l’origine. Lorsque je raconte à certains de mes potes restés au quartier comment fonctionne le monde de la presse, généralement ils sont étonnés car ils le concevaient autrement. Je leur dis souvent qu’on n’est pas plus bêtes que ces gens-là. 

Le Bondy Blog : N’as-tu pas eu peur qu’on t’accuse de surfer sur la vague, avec des sujets comme les départs en Syrie ? 

Mahir Guven : Non, pas du tout, je ne l’ai pas pensé de cette manière. Je voulais raconter une certaine jeunesse en France depuis un point de vue intimiste, parler d’un peuple dans le peuple dont on brosse parfois des portraits fallacieux. Mon objectif n’était pas commercial, sinon je n’aurais pas écrit ce bouquin.

Le Bondy Blog : Il y a une forme de réhabilitation du rap dans ton livre : tu conçois que le rap soit perçu comme une musique annexe alors qu’elle est la plus écoutée chez les jeunes. 

Mahir Guven : Le rap esthétise un univers pour mieux se l’approprier. C’est un peu la logique du Gangsta rap. Des rappeurs comme Booba – lui, c’est impossible qu’il ne lise pas de livres, tellement son rap est imprégné de références littéraires.

Le Bondy Blog : Comment a eu lieu la rencontre avec Éric Fottorino ? 

Mahir Guven : À cette époque, j’en avais marre de mon travail. J’avais besoin d’autre chose. J’étais aussi un fan de vélo. Par hasard, un ami à moi m’a mis en contact avec Éric Fottorino, ancien patron du Monde, pour faire un tour de France en vélo. Je me suis dit que ça pouvait être cool à faire. Après quelques péripéties, avec Éric, on a noué une certaine forme d’amitié. Quelques mois plus tard, il m’a recontacté pour la création d’un journal et m’a proposé d’en être le responsable administratif, le gestionnaire. L’idée de base revient à Éric. J’ai rejoint le train en marche en apportant ma pierre à l’édifice. 

Le Bondy Blog : Peux-tu nous en dire un peu plus sur le concept que vous avez développé avec le 1 ?

Mahir Guven : L’idée est de faire ce que l’on peut appeler du slow journalism : traiter un sujet d’époque en y apposant une variété de points de vue. On cherche à inspirer le lecteur, lui donner des pistes de réflexion, avec un beau journal papier, agréable au toucher, une maquette très léchée, dans un concept intuitif : le dépliage. Mon avis est qu’il n’y a rien de mieux que le support papier ; ceux du numérique, qui considèrent que l’écran est mieux, ne lisent pas. Peut-être que je me trompe, mais je le ressens comme ça. 

Le Bondy Blog : Vous êtes installés, dans le paysage des médias ? 

Mahir Guven : Le 1 a aujourd’hui 22 000 abonnés. Le magazine se vend à peu près entre 13 000 et 14 000 exemplaires en kiosque et en librairie. Le 1 est un journal qui génère des bénéfices, qui est à l’équilibre, qui emploie 15 personnes et qui a lancé en parallèle un autre magazine, America, avec François Busnel. On peut dire qu’on est installé !  

Propos recueillis par Jimmy SAINT-LOUIS

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