Jennifer Yezid a mis dix ans pour écrire ce livre sur Malika. Dix ans à cheminer parmi les archives que sa grand-mère Fatima a soigneusement conservées. Accompagnée par l’autrice Asya Djoulaït et le professeur agrégé Sami Ouchane, elle trie les multiples articles, courriers administratifs, photographies et tracts pour donner du corps à son récit.

Parallèlement, elle lit des ouvrages sur les questions de classe, de race et de genre comme ceux de Fausto Giudice, Mathieu Rigouste ou Rachida Brahim. Cette dernière signe d’ailleurs la préface du livre. Elle y compare la violence raciste à une morsure de bête qui traverse les générations et écrit : « La bénédiction de vos lignées sera toujours plus forte que la malédiction des rapports de domination. Quoiqu’il advienne, souvenez-vous que la vie transcende toujours la bête. »

Durant toute la première partie du livre, Jennifer Yezid reste factuelle pour mieux montrer les mécanismes du racisme institutionnel. D’abord, il y a eu la police qui a terrorisé et tué. Puis le corps médico-légal qui a plongé la famille Yezid dans une attente insupportable – attente des secours retardés par les gendarmes, attente des multiples contre-autopsies trop tardives pour désamorcer le non-lieu établi lors du procès.

Tract réalisé par le comité de soutien au lendemain de la mort de Malika, en juin 1973

« 1973, année de la haine »

Petit-à-petit, l’histoire avance et les fils du mensonge apparaissent. Preuve à l’appui, Jennifer Yezid joint une lettre que la CFDT des inspecteurs de police a envoyé à son grand-père, Saïd, peu de temps après le décès de Malika. Ils confessent leur honte, avouent leur crime, mais ne diront rien, car ils sont « tenus au silence » par leurs chefs. L’autrice explique à quel point ces mots furent écœurants.

Pourtant, elle écrit : « Certes, cette lettre ne suffira jamais, ne remplacera pas, ne réparera rien et pourtant son empathie et sa tristesse, que je crois sincères, me font du bien. » De fait, ce courrier semble bien dérisoire face au mépris et aux intimidations que les gendarmes et les renseignements généraux ont fait subir à Fatima et Saïd Yezid.

En faisant ses recherches, Jennifer Yezid s’aperçoit que l’année 1973 est l’une des plus violentes envers les travailleurs étrangers. Les circulaires Marcellin-Fontanet encadrent très durement l’obtention d’un titre de séjour, l’OAS sème la terreur et le sud de la France – Grasse et Marseille notamment – devient le théâtre d’agressions racistes, d’interpellations et de ratonnades.

À l’époque, les autorités algériennes font état de 50 assassinats et 300 blessés parmi leurs ressortissants. Néanmoins, malgré l’ampleur des luttes et le soutien de la LICRA, peu de condamnations ont été prononcées.

Un récit collectif

Le meurtre de Malika est donc présenté comme un point de bascule. En s’appropriant son histoire personnelle, Jennifer Yezid soulève la question de l’hérédité du traumatisme et replace son nom dans une histoire plus large de l’immigration algérienne. C’est ainsi qu’elle raconte comment ses grand-parents ont quitté la Kabylie. « Comme tant d’autres, pour grossir les rangs des ouvriers immigrés qui espéraient offrir à leurs huit enfants un avenir meilleur. » Ils emménagent alors dans les nouveaux ensembles d’habitation sortis de terre pour faire face à la crise du logement.

Ainsi, dans le chapitre qu’elle consacre à la cité des Groux, l’autrice croise l’histoire de l’immigration à celle de l’urbanisme. Une manière de pointer du doigt l’écart de privilèges et de considération entre les habitants des grands ensembles de Fresnes et ceux du quartier de la Défense – contemporains dans leur construction.

La cité des Groux : symbole de la relégation et foyer solidaire

Cependant, c’est dans ce quartier que des liens se tissent entre les habitants. Et lorsque Malika est tuée, la MJC fresnoise devient le QG d’un comité de soutien solide à l’initiative des tracts, des marches, des cagnottes et des démarches judiciaires pour aider la famille Yezid.

L’autrice rend donc hommage à la cité des Groux en recréant par les mots son quotidien doux amer animé par les conseils échangés, les enfants qui jouent et le camion Oscar qui roule dans le quartier pour vendre des glaces. Elle en profite au passage pour raconter la vie des adolescentes qui allaient danser en boîte ou aux centres commerciaux et voulaient être « autre chose qu’une Arabe bonne élève que la République sauve d’un frère ou d’un père violent. »

La puissance des mères

On pourrait citer le livre de Fatima Ouassak (que Jennifer Yezid a d’ailleurs rencontrée) pour montrer que ce livre fait aussi état de la « puissance des mères ». Car ce sont les mères de Fresnes qui s’organisent en premier lieu. Et c’est Fatima Yezid – d’abord auprès de son mari puis seule – qui se bat pour que justice soit faite.

Enfin, c’est Jennifer Yezid qui, en devenant mère, décide de « prendre part aux luttes populaires » et transmettre à son fils Luca la force héritée d’une lignée de femmes. Dès lors, elle présente son récit comme « un hommage à ceux qui [l]’ont précédée, un don à ceux qui [lui] succéderont. » et elle le dédicace « à toutes les personnes empêchées de dire, de lire, de penser. »

Certes, la mort prend une place importante dans l’histoire qu’elle écrit, mais elle raconte également comment la rencontre avec sa famille biologique lui a permis de s’enraciner, de mieux se comprendre et de faire son deuil. C’est notamment au cours de son premier voyage en Algérie qu’elle commence à se sentir apaisée.

Si l’autrice se penche évidemment sur sa propre histoire familiale, elle entend l’inscrire dans une lignée plus large de victimes de violences policières dont elle cite les prénoms afin qu’ils ne soient jamais touchés par l’oubli : « Bruno, Loïc, Malik, Aïssa, Makomé, Habib, Zyed, Bouna, Lamine, Moushin, Abdelhakim, Ali, Wissam, Amine, Nabil, Rémi, Mehdi, Babacar, Adama, Liu, Angelo, Jérôme, Luis, Selom, Matisse, Gaye, Zineb, Allan, Philippe, Steve, Ibrahima, Cédric, Mohamed, Sabri, Olivio, Souheil ».

« Malika, généalogie d’un crime policier » de Jennifer Yezid. Publié le 07 avril 2023 aux éditions Hors d’Atteinte. 15 euros.

Marthe Chalard-Malgorn

Crédit photo ©MayaMihindou

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