Coréalisatrice de Mariannes Noires, un documentaire sur la représentation des femmes noires en France, Mame-Fatou Niang, enseignante-chercheure en littérature française et francophone à Pittsburgh, revient pour le Bondy Blog sur la genèse du projet et sur sa propre expérience.

Le Bondy Blog : Mariannes Noires présente sept femmes françaises noires. Vous les avez choisies dans le but de dresser le portrait de la communauté afro-française ?

Mame-Fatou Niang : Ce film, ce n’est pas la vie des Noires de France mais celle de sept femmes noires en France. La communauté afro-française n’existe pas, même si à travers des références communes, il existe quelque chose de transnational, de trans-ethnique. On n’a pas filmé toute l’expérience mais sept femmes qui disent quelque chose. Je travaille beaucoup sur cette idée d’une mosaïque, avec toutes ses pièces. Le film d’Amandine Gay, Ouvrir la Voix, c’est une pièce. Mariannes noires, une autre pièce. Il faudra que d’autres films, d’autres œuvres sortent pour que cette mosaïque prenne forme.

Ce film, c’est pour montrer le quotidien, loin de l’image des femmes noires qu’on a l’habitude de voir à l’écran. J’essaie juste de parler de l’ordinaire, pour sortir de la dysfonction dans laquelle on retrouve les personnages noirs. Ce sont des femmes lambda. Elles passent pour extraordinaires car on ne les montre pas assez.

Tout est allé très vite pour le casting. Je connaissais Maboula [ndlr, Maboula Soumahoro, présente dans le film, universitaire spécialiste en études afro-américaines et de la diaspora noire/africaine] qui m’a conseillée d’appeler Bintou Dembélé, une danseuse-chorégraphe hip-hop. Bintou m’a mise en contact avec la réalisatrice Alice Diop et voilà ! J’ai aussi contacté Aline Tacite au printemps 2015. Elle préparait son salon Boucles d’Ébènes [ndlr, salon spécialisé sur l’esthétique du cheveu afro et de la beauté noire]. Elle a répondu oui tout de suite. Même chose pour la cheffe d’entreprise Fati Niang, la réalisatrice, Isabelle Boni-Claverie et la galeriste, Elizabeth Ndala. C’était quelque chose de voir ce groupe avec des identités et des parcours si différents, mais qui se retrouvait autour de ce même désir de partager leurs expériences.

Le Bondy Blog : Votre documentaire s’intitule Mariannes noires. Pourquoi ce titre ?

Mame-Fatou Niang : Parce que Marianne, c’est la République, c’est une icône, et pour moi, ces femmes sont iconiques. En France, qu’on soit noir, musulman, arabe, on est iconique, mais d’une manière extrêmement négative. Nous ne sommes pas individualisés. Nous sommes toujours « la fille fugueuse », « le frère », « le jeune ». Donc je trouve intéressant de renverser cette perspective en faisant de ces femmes des Mariannes. Elles sont belles ces Mariannes. Et puis elles sont françaises !

J’ai fait une projection à San Francisco où une spectatrice, française, blanche, a posé cette même question, mi-énervée, mi-dubitative. Pour elle, Marianne ne peut pas être noire, car Marianne, c’est la République et la République est une, indivisible et neutre. Je n’avais jamais pensé à ça comme ça. Pendant que je l’écoutais, j’ai vu défiler toutes les figures des Mariannes : Catherine Deneuve, Michèle Morgan, la Femen ukrainienne Inna Shevchenko. Marianne, depuis 1790, c’est une femme blanche qui la représente. Je trouve ça dingue que l’on soit dans un pays où finalement la blancheur est considérée comme une neutralité, dans un pays où une étrangère va être reconnue sur des timbres pour son combat féministe alors que des gens qui ont une attache dans le sang, dans l’histoire, ne peuvent pas représenter Marianne. J’ai trouvé que sa question disait beaucoup de choses. Ça m’a encore plus confortée dans le fait que c’était ce titre et pas un autre.

Le Bondy Blog : Comment réagissent vos étudiants américains après avoir vu ce film ?

Mame-Fatou Niang : L’accueil est très bon. Aujourd’hui, les étudiants américains veulent lire Aya Cissoko [ndlr, boxeuse et écrivaine française]. Ils viennent aux conférences de Maboula Soumahoro à Columbia. C’est bien qu’ils se rendent compte que ces récits font la chronique de transformations qui leur sont inconnues. On n’efface pas Zola mais on montre juste que la France c’est aussi Elisabeth Ndala, Alice Diop, Bintou Dembélé.

Le Bondy Blog : Le 8 septembre dernier, le court-métrage « Allez tous vous faire enfilmer » d’Alain « Biff » Etoundi apparaît sur la toile pour dénoncer les problèmes de financement rencontrés par les cinéastes des quartiers populaires. Avez-vous eu des difficultés à financer votre documentaire ?

Mame-Fatou Niang : Pas du tout ! En 2015, j’ai dit à mon université que je voulais faire ce documentaire dans le cadre de mon cours sur le multiculturalisme en Europe, que je voulais faire un film car les étudiants sont fatigués de lire (rires). Ils m’ont donné 8 000 dollars. Et j’ai filmé avec 8 000 dollars, avec une de mes étudiantes, la co-réalisatrice Kaytie Nielsen, qui faisait un double cursus média/cinéma et études françaises.

C’est une expérience radicalement différente de celle de nombreux amis et réalisateurs afro-descendants qui rencontrent des difficultés de financement par le Centre National du Cinéma en France. Quand ils viennent avec un truc universel, quelqu’un qui meurt du cancer par exemple, on leur répond « Amenez-nous de la banlieue, amenez-nous du sang, de l’excision« . Et quand on leur amène ça, mais filmé à notre manière, ils disent que c’est trop esthétique ou pas « vrai ». C’est un véritable parcours du combattant quand on essaie de sortir des univers dans lesquels on est enfermés.

Biff a vraiment mis les pieds dans le plat. “Allez tous vous faire enfilmer” est un uppercut qui pose de vraies questions. Quand est-ce qu’on verra un film ou une œuvre d’art qui mettent en scène des personnes issues de minorités, sans que leur couleur constitue un élément incontournable du récit ? A quand des Noirs instituteurs, avocats, parents divorcés ? A quand un réalisateur et une réalisatrice issus d’une minorité ou d’un quartier populaire qui portent à l’écran les éclats de vie de son quotidien, les questionnements et aspirations que se pose toute personne, indépendamment de son statut social ou de sa religion ? A quand des arts qui soient véritablement inclusifs, humanistes et qui ne donnent plus à une frange de la population l’impression d’être éternellement à la marge, aux confins de la normalité ?

Le Bondy Blog : Pourquoi travaillez-vous sur la périphérie française de l’autre côté de l’Atlantique ?

Mame-Fatou Niang : Parce qu’aux États-Unis, mon parcours a été plutôt bon. La différence de traitement par le milieu académique de sujets qui m’intéressaient dépassait l’entendement. J’étais en Master d’anglais à Lyon II. Je faisais mon mémoire sur Virginia Woolf, dans un département d’études anglophones où les auteurs ou territoires d’Afrique anglophone n’étaient jamais mentionnés. J’ai soumis un sujet dessus. On m’a dit « non, ce n’est pas possible ». J’ai fait un semestre d’échange à Brown University aux Etats-Unis. J’arrive là-bas et je découvre que le hip-hop est une matière universitaire ! C’était à l’époque de Dave Chapelle. J’ai fait un papier dessus, sur le rire noir, en comparant avec Jean-Miché Kankan, un humoriste que j’adorais quand j’étais petite. Et on m’a proposé de rester. La fac m’a offert une bourse et j’ai fait un mémoire sur la fonction du rire et de la joie noirs et sur comment ils se sont transportés d’Afrique en Amérique. J’y ai fait ensuite mon doctorat sur la représentation des périphéries dans la littérature et le cinéma français contemporain, avec un focus sur l’étude des banlieues et la représentation des femmes noires. Et en travaillant sur ma thèse, je me suis rendue compte que je trouvais plus d’informations en tapant des recherches en anglais plutôt qu’en français. Et qu’il y avait en France plus de doctorats sur les Indiens d’Amérique que sur les Noirs de France.

Je viens de rentrer en France, pour deux jours seulement. On est bien chez soi… Après la projection de mon film à New York, j’ai compté 18 afro-descendants français : ingénieur, cadre, on avait tous la même histoire. On avait tous quitté la France à cause de ce plafond de verre. Ce côté réalisation personnelle, ça pose beaucoup de questions. Je suis très lucide sur ce que je tire des deux pays. Je ne dis pas aux gens : « Exilez-vous, c’est super l’Amérique ! » Faut pas se mentir, les États-Unis, c’est dur quand on est black. Mais ça pose la question de tous ces gens qui sont formés par la France et qui se tirent.

Le Bondy Blog : Votre documentaire termine sur une séquence avec une petite fille. Est-ce pour transmettre un message pour la jeunesse ?

Mame-Fatou Niang : On grandit avec des hontes cachées, l’accent des parents, leur manière de s’habiller. On se rend compte plus tard que la double-culture est une richesse mais à l’adolescence, on veut ressembler aux autres, c’est dur de ne pas se voir à l’écran. Cette petite fille, c’est l’enfant que chacun d’entre nous a été. Elle représente aussi notre futur, une petite fille qui grandira en France, française, mais tout en sachant ce qu’elle tient de ses autres cultures. Elle grandira avec des modèles, des histoires, des visages que nous n’avions pas découverts, sinon très tard. Moi j’ai envie de faire de la science-fiction mais avant cela, il fallait faire Mariannes noires, pour que cette petite fille puisse directement faire de la science-fiction si elle le désire.

Propos recueillis par Rouguyata SALL

Prochaine projection le 11 novembre au Cinéma l’Écran, à Saint-Denis. Toutes les dates sur Facebook ou Twitter.

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