À l’ouverture de cette 72e édition du Festival d’Avignon, le metteur en scène Olivier Py, directeur du festival, présentait ses pièces en tenant ces mots : « Le présent doit être purifié de l’actualité. Car le présent est une question philosophique, non médiatique ». Aussi dur soit-il, il est difficile voire impossible de ne pas aborder le présent, de faire sans lui, de ne pas faire face. Pour se réconcilier avec, peut-être faut-il accepter l’invitation du spécialiste et pousser le bouton pause de la machine à traiter le présent sous forme de nouvelles, de « news », d’événements, et adhérer à cette intime conviction : l’art et la création permettraient la purification.

Le théâtre pour « purifier » l’actualité

Il y a presque deux ans, en octobre 2017,  l’écrivaine et ancienne reporter Souâd Belhaddad présentait, pour la première fois, sa pièce Ne vois-tu rien venir? », écrite en partenariat avec le Théâtre de la Poudrerie de Sevran (Seine-Saint-Denis). Cette pièce, comme beaucoup d’autres œuvres sur lesquelles travaille ce théâtre, se base sur des entretiens menés avec des habitants de la ville de Sevran qui ont donné sa chair à l’histoire : Maya, mère d’un enfant djihadiste et mort en Syrie, apprend que son neveu, le fils de sa soeur, est parti lui aussi. Faut-il le lui cacher ? Le lui dire ? Si oui, comment ?

Il y a cette année 1 538 spectacles présentés au festival OFF d’Avignon, le festival des compagnies indépendantes. Avec forcément, beaucoup de personnages différents, beaucoup de décors différents, beaucoup de costumes différents, beaucoup de textes différents aussi. Des histoires différentes qui, finalement, disent toutes quelque chose de nous, de l’époque, du présent justement, en tentant de le « purifier », c’est à dire en tentant de comprendre, d’entendre, loin du brouhaha, ce qu’il se passe et surtout ce qu’il nous arrive.

Finir tous ensemble face à l’horreur grâce au théâtre

À Sevran, au moins six jeunes hommes partis pour la Syrie y auraient laissé la vie. Comment purifier un tel sujet, qui nous fait peur, nous enrage, et donne déjà lieu à tant de spectacles, analyses, discours, gros-titres, condamnations de tel et tel ?  Le metteur en scène, Christophe Moyer, a choisi de faire simple : sur scène, pendant 50 minutes, le monologue d’une femme, la comédienne et danseuse Caroline Mayat, quelques morceaux de musique et quatre objets. Un dénuement presque total, avec cette phrase prononcée l’air de rien, soudainement, qui serre la gorge et prend au cœur : « Faudrait qu’on ose l’amour quand même… Si on ne l’ose pas l’amour, nos jeunes ils vont chercher la haine… ». On baisse les yeux et la moiteur nous envahit. L’amour, c’est peut-être aussi con que ça.

Sur scène, doucement, la mère déroule : l’amour des parents bien-sûr qui n’ont pas eu « l’mode d’emploi » de l’amour et donc qui « s’taisent », qui « taisent tout : leur enfance, leur village, leur guerre, leur indépendance, leur exil, leur peur… ». L’amour du quartier aussi, celui d’Yvette la voisine par exemple, ou de Myriam l’autre voisine. Et puis l’amour, ou plutôt la reconnaissance, l’attention du pays. Parce qu’on est tous ensemble face à un enfant qui, à 18, 19, 20 ans, décide de tout quitter pour mourir au nom d’une autre famille, d’une autre patrie. Oui, on est tous ensemble. Pas seul comme Maya qui est là, sur le plateau, et qu’on a envie de rejoindre et de serrer très fort mais qu’on ne peut pas parce que c’est du théâtre et qu’en fait c’est pour de faux.

Alors on pense aux mères – il est ici peu question des pères – qui ont raconté tout ça pour que la pièce existe, à ces quelques femmes qui, dans leur salon de Sevran, regardent par la fenêtre, comme Maya, leur fils qui ne reviendra jamais. Et aux autres qui regardent leur fils faire les cents pas, un peu perdu parfois, se demandant quoi faire, quoi dire. On pense à elles. Elles ne sont plus toutes seules. « Le présent doit être purifié de l’actualité. Car le présent est une question philosophique, non médiatique ». C’est vrai. La différence entre un article qui parle des départs au djihad et une pièce qui joue le départ au djihad est ici : à la fin du spectacle, quand la lumière se rallume, on est plus ensemble qu’au début, soudés, concernés, unis. On a envie de se parler. D’aimer pour soigner et purifier, le pire. À la fin d’un article, quand on tourne la page, on est encore un peu tout seul. C’est la magie du théâtre. Alors courrez-y !

Alice BABIN

Ne vois-tu rien venir ? se joue à Avignon au théâtre de l’Artephile jusqu’au 27 juillet 2018 tous les jours sauf les dimanche, à 11H45.

Reprise à Sevran en octobre 2018 , puis à Lille en mars 2019, avec d’autres dates à venir.

Articles liés