Anecdote véridique. Un jour, un type à la fac fredonne La groupie du Pianiste. Sa petite bande ne reconnaît pas, et le garçon continue de siffloter.  Une jeune fille, assise près de moi, outrée, s’inquiète du niveau de culture musicale : « Si tu ne connais pas Michel Sardou franchement… » Je la regarde, mais ne dis rien. Comprenant que le gars joue aux devinettes, et que ses acolytes ne touchent pas une bille, je me risque à les délivrer. « Michel Berger. » Il s’arrête : « Bien joué. Je ne savais pas que les types comme toi connaissaient ça. » Les types comme moi, traduisez un zoulou du quartier. Je le regarde, mais ne dis rien. C’était soit ça, ou se lancer dans un long monologue sur les clichés. Mais, la remarque me fait cogiter.

C’est vrai ça, je n’ai jamais vu un mec sortir du bâtiment avec un t-shirt de Johnny (sauf si c’est un pyjama), ou dire, dans le hall, « je vais au concert d’Alain Souchon, ça vous dit ? » Allez, soyons honnêtes : tu dis ça, tout le monde se fout de ta gueule. Et pourtant. 1998. J’écoutais tranquillement les tubes de l’été quand mon cousin parut. Triple baffe. La première pour avoir sali son maillot de l’Argentine avec du Nutella. La deuxième, parce qu’il met dans mon poste radio une cassette sur laquelle est écrite Si Dieu veut. Je fais connaissance avec le premier album des Marseillais de la Fonky Family. Coup de foudre immédiat. Et coup de paume sur mon front quand mon père, en rentrant du travail, entend sortir de son poste chéri « le Rat manie le mic l’ami, comme Mani maniait le flingue dans les rues de Miami… »

Je deviens accro, et mon cousin, mon dealer. Ideal J (avec un Kery James moins conciliant qu’aujourd’hui), Nap (avec un Abd El Malik mort de faim), Fabe ( sûrement le meilleur). Pour moi, tout s’explique. Je plane. Je me shoote au son. Je commence même à faire mes propres mix-tape. Je deviens aussi groupie. J’écris des lyrics sur des feuilles volantes et les apprends. Je fais même du prosélytisme au collège. Même si je plane, il me manque quelque chose.

Un soir, je retrouve une cassette avec quelques chansons de Daniel Balavoine. Je tourne en rond dans ma chambre. Je me retiens, comme si c’était un test. Tu écoutes du rap lourd, tu ne peux pas retomber dans tes travers. Je me parle même à moi-même : « Arrête, c’est incompatible avec ta nouvelle culture musicale. Que penserait mon tendre cousin ? » Non, j’aime trop ça. Je prends mon walkman, ôte méticuleusement la bien-nommée Mix-tape 3 et la pose avec soin sur mon bureau. Je m’envoie une ligne de Tous les cris les SOS de Daniel Balavoine. Le lendemain au collège, un pote me dit qu’il aime bien mater les émissions de variétés le samedi soir, « quoi ? Qu’est ce que tu dis ? Mais t’es un vrai naze. Pousse-toi bon à rien. »

2002. Le rap français s’essouffle, mais ça reste bon. C’est l’époque des CD, même si je reste fidèle à mes cassettes. Je suis à fond Scred Connexion, et avant de dormir, écoute Le code de l’Honneur de Rohff. Une violente berceuse. À l’époque, le mec fait des chansons de 10 minutes. Si Abou me fournit tant bien que mal en son lourd, mon cousin reste la référence. Sa chambre est un temple. Quand j’en sors, je suis galvanisé. Je continue de mener ma double vie musicale. Sauf quel là, j’intercale Foule Sentimentale d’Alain Souchon entre Arsenik et Fabe sur mes cassettes. « Rien à f*****, il n’y a que moi qui écoute mon walkman. » Un jour, dans le bus, Fatima, me demande de partager mes écouteurs. Booba finit à peine d’insulter les mères de tout un commissariat quand là, une guitare crée la surprise.

Celle de Francis Cabrel. « Je t’aimais, je t’aime, je t’aimerai. » Je me tourne vers Fatima, et découvre un petit sourire. « T’écoutes ça ? » me demande-t-elle. Malin, je tâte le terrain en scrutant son regard. Non, je ne prendrai aucun risque, je ne peux pas avouer. Elle va tout balancer. Je ne dois pas flancher. « Putain, ma petite cousine aussi elle fait n’importe quoi ! » Je n’ai pas de petite cousine. Je rentre, et comme Dexter, le criminel schizophrène, me dis que je devrais faire plus attention. À quoi ? Bah à cacher que j’aime la variété. Mais à qui ? Bah à tout le monde ! « Ramsès, t’es con ou quoi t’as un statut à assumer ! » (Je me parle encore à moi-même).

À cette époque, je suis vu par certains comme une éminence en matière de rap français. Le ponte, le grand nabab, le guide. S’ils savaient que je le faisais cocu… Un soir, mon cousin vient me chercher en voiture. Stupeur et bonheur. Il écoute Jean-Jacques Goldman. Je me fous brièvement de sa gueule pour préserver les apparences, et lui, me répond, très calmement : « Tu sais que la plupart des meilleurs rappeurs connaissent la variété par cœur ? »

2011. Je m’assume totalement. De toute façon, le rap est mort. Mon cousin continue toujours de scruter les nouveautés, moi j’ai arrêté. Il m’arrive de frotter mes mix-tape avec un chiffon et de me replonger dans les anciens Kery James. « Que ferais-tu pour une poignée de dollars c******… ». C’est de l’art, faut prendre au second degré. Tous mes classiques de rap français, je les ai achetés en CD. Si Dieu veut trône sur mon bureau comme un trophée, Où je vis de Shurik’n, du groupe IAM, sur un petit coussin en soie et  Scred Selexion 1 de la fine équipe de Fabe, dort avec moi dans un petit lit que j’ai aménagé pour lui.

L’autre fois, j’ai pris Hakim en stop. J’ai longtemps été son mentor musical. Si j’ai raccroché les gants, lui continue le combat. Il me parle de Seth Gueko, de Dosseh et du nouveau Booba. Je suis un réac. Musicalement, je préfère le passé. « Laisse-moi ô frère musical.» Je glisse mon doigt sur la touche « Play » de mon autoradio et il apprend avec effroi que j’écoute Michel Berger. Il me fixe, puis dans ses yeux, je lis un « voilà, il a flanché aussi. » Et puis, il se rassure un peu en trouvant dans la boîte à gants le premier album d’Ol Kainry, Au-delà des apparences. Je lui raconte mon histoire. Qu’il n’y a pas de honte à être éclectique. J’écoute tous les classiques, et pas seulement de rap.

Dans ses yeux, je vois bien qu’il me prend pour un cinglé. Quelques jours plus tard, je croise Vincent : « Eh Ramsès c’est vrai que t’écoutes Britney Spears ?  Hakim il m’a dit que t’écoutais ça dans ta gova. » Je tombe sur Hakim, le lendemain : « Eh Ramsès tu me prêtes ton CD de Michel Berger, c’est pour ma sœur. » Il n’a pas de sœur.

Ramsès Kefi

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