De même que nous lavons notre corps, nous devrions laver notre destin, changer de vie comme nous changeons de linge.                                                                                                                                                                                                          Fernando Pessoa

Tout débuta par un cri le 7 février 83. Celui de ma naissance. Je plongeai, tête la première, dans mon histoire de fille unique, d’une mère de 19 ans. Une gamine qui était plus intéressée par ses fringues, les boîtes de nuit, l’alcool, l’herbe, que l’éducation de son enfant. Et, pour épicer le lait de mon  biberon, un père disparu de la circulation deux mois après mon arrivée. En échange, j’avais hérité d’une collection de beaux-pères. Puis, au fil du temps, je me mis à composer des fugues en révolte mineure, des échecs scolaires, des gardes à vue, etc. La totale. Musique des plus classiques, au pays de la misère ordinaire.
Quoique la majorité de ses habitants ne finit pas dans la rubrique faits divers. Autant d’individus que de trajectoires dans ces quartiers sur le gril depuis des décennies. Avec quelle sauce votre pauvre? Sauce blanche, black, beur, bienveillante, haineuse, religieuse, intégration, exclusion…Sur place ou à emporter ? Pas un jour sans les honneurs de la presse. Audimat assuré. Grâce à quelques figurants cagoulés et bénévoles, offrant généreusement le spectacle à domicile. Happening de proximité. Comme moi à leur âge. La connerie prospère bien dans la boue. Encore plus dans les périodes où l’espoir se profile dans le rétro. J’en savais quelque chose. Promise à devenir ma mère.
Jusqu’à ce soir où un homme poussa la porte du bar où je passais mes journées. Un type d’une cinquantaine d’années, regard froid, très bien sapé. Pas un pli, même dans sa démarche. Le brouhaha s’arrêta d’un seul coup. Tous les yeux se posèrent sur lui. C’est un condé, me glissa à l’oreille ma voisine de table. Il balaya le comptoir des yeux, puis la salle. Déterminé.
Il se planta devant moi.
_ Je suis Ben, un ami de ton père.
Sans y être invité, il s’installa en face de moi. Puis, large sourire aux lèvres, il commanda une tournée pour la tablée. En quelques mots, il avait mis mes copains dans sa poche. Pas moi. Méfiante, je répondis évasivement à toutes ses questions. Il poussa un soupir agacé et me fixa droit dans les yeux. Sa voix se durcit.
Le front plissé, il me tanna avec sa morale de conseiller d’orientation de collège. Évidemment, je l’ai envoyé chier, comme tous les adultes soucieux de mon avenir. Lui encore plus disqualifié que les autres. Un homme, ambassadeur d’un père qui s’était contenté de me filer un nom, voulant me donner des conseils. L’hôpital qui se fout de la charité. Il insista. Je l’insultai et sortis en trombe.
Il me rattrapa dans la rue et me saisit le poignet. Je tentais de me libérer. En vain. Il me fixa. Je ne baissai pas les yeux. Il accentua sa pression sans me quitter du regard. Je grimaçai un sourire de défi. Tu veux jouer dans la cour des grands voyous, grogna-t-il en secouant la tête.  Pas de souci.  Il libéra ma main.
Je reculai d’un pas. Persuadée qu’il n’était intéressé que par mon cul. Un beau cul aimantant regards et mains que j’avais appris à protéger. Il me dévisageait. Visiblement pas du tout venu pour se taper une jeunette. Nous gagnâmes un autre bar en centre-ville, où je ne connaissais personne. Un absent s’invita à notre table.
 Au début, il essaya de me faire croire que mon géniteur était dans les affaires. Un père trop occupé pour s’occuper d’un enfant. Il allait me faire pleurer. Bon débarras. Chaque fois que je pensais à cet inconnu, j’avais des brusques montées de haine. Une haine des hommes en particulier : tous des lâches et des connards. Un de mes beaux-pères se souviendra du couteau de cuisine planté dans son bras. Ma mère m’avait expliquée que mon père biologique – sa seule expression pour l’évoquer- était un truand et toxicomane; l’une des raisons qui la poussa à le plaquer. Excepté ce constat délivré sans haine ni reproches, jamais de critiques  en boucle sur son premier homme. Détachée de lui comme de tout ce qui pouvait gêner sa joie du jour. Après son départ, elle déménagea et brouilla les pistes. Aucune photo de lui dans les albums.
La voix tremblante, Ben m’annonça que mon géniteur était mort six mois auparavant, ses cendres émiettées dans la méditerranée. Il se tut et me dévisagea. Que cherchait-il ? Un nuage de tristesse au coin des paupières ?  Une fille abattue à l’annonce de la nouvelle de son papa disparu ? Des rafales de questions ? Rien. Que dalle. On peut pardonner aux morts, pas aux absents.
Autour de moi, la plupart de ceux qui déraillent, n’ont pas de père chez eux. Et souvent,  quand il vit sous le même toit, ils ne font que le croiser, échanger avec lui les mots de première nécessité. Parfois une gueulante, des coups, des larmes, des portes qui claquent. Une passerelle éphémère au-dessus du silence. Le mutisme soumis d’un daron, usé par le boulot, ou de ne plus en avoir.  Ni heureux, ni malheureux, dans le regard de ses gosses et de son miroir.  Détenteur d’une ultime lucidité, témoin d’un combat passé. Et offrant un visage en héritage.
Alors, ici, chacun va se chercher son père ailleurs ; jamais très loin. Les mères ? Pas besoin de les inventer; elles sont la plupart du temps bien présentes, à domicile, réelles. Où trouver ce père de rechange ? Chez nous, on le déniche dans la came, dans le vol, dans un paradis- nouveau loto aux 70 vierges- refourgué en douce, devant un écran…. L’absence des pères ravage aussi des enfances de quartiers huppés. Ravage moins visible et bruyant, et peu de risque de terminer derrière les barreaux ou une arme de guerre à la main. Mais la même course fébrile pour semer l’absence. Course perdue d’avance.
Encore plus que les hommes, je hais les pères qui tirent un coup et, croyant que leur boulot est terminé, passe à autre chose. Neuf mois plus tard, leur crachat ouvre deux yeux ronds sur le monde. Pas une histoire unique, sauf que c’est la sienne. Mon père, ce connard; mort ou vivant, je m’étais débrouillée sans lui. Aucune envie aujourd’hui de chercher des réponses ou de chialer sur son sort. Ni sur le mien. Hors de question d’endosser la panoplie de la victime. A chacun son déguisement. Pas une perdante.
Avant de mourir, il avait fait promettre à Ben de s’occuper de moi. Pire que tout. Une humiliation de plus post-mortem. Trop facile de se racheter maintenant. Où était-il dans mes pires moments de solitude ? Surtout quand des couples venaient chercher leurs gosses à l’école et que j’attendais ma mère, en espérant qu’elle n’ait pas oublié l’heure de sortie. Assise sur un banc dans le préau, cœur serré, je fixai la porte vitrée donnant sur la rue. Heureuse de la voir débarquer, triste de son baiser sur la joue chargé d’alcool. La fin du monde chaque soir. Une main m’a manquée pour me faire traverser, caresser la tête, ou parfois gifler. Jamais je ne pardonnerai à ce lâche. Le tarif de certaines ardoises augmentent avec le temps.
Ses explications à peine données, Ben se leva et ramassa son chapeau. Sourcils froncés, il me donna rendez-vous la semaine d’après dans un hôtel. Il me tendit l’adresse. Je ne réagis pas. Il déposa le bout de papier sur la table, régla l’addition au comptoir, et sortit. Sur le trottoir, il se tourna vers moi, toujours attablée. Il m’adressa un signe. Je lui répondis d’un doigt d’honneur.
Quand je poussai la porte tambour, j’eus l’impression de changer de monde. Une autre planète à quelques kilomètres de chez ma mère. Jamais entré de ma vie dans un hôtel. Et celui-ci ne ressemblait pas du tout à « L’hôtel moderne », repères de paumés et de maigres retraites, dont je voyais les chambres en me rendant au collège. Ben m’attendait dans un fauteuil.
Peu de temps après, il me loua une piaule dans une ville loin de la mienne.  Dans le contrat de « formation »,  il fallait que je coupe toutes les relations avec mon passé, même avec ma mère. Plus dur que l’éloignement, les horaires à respecter. Combien de fois ai-je failli tout lâcher à cause d’eux. Au début, je n’arrêtais pas de râler et de l’envoyer chier. Personne te retient, répondait-il avant de me tourner le dos. Chaque jour, il m’appelait pour me réveiller et m’attendait dans sa bagnole au pied de l’immeuble. Jamais il ne monta. Aucun temps mort dans la journée. Il m’apprit le maniement des armes, des explosifs, comment gérer une cavale, savoir changer d’identité, bien me tenir à table, me vêtir pour passer inaperçue dans tous les milieux, m’imposa des cours de maintien … En quelques semaines, la p’tite délinquante de bacs à sable aurait pu se faire passer pour une fille de bonne famille. Camouflage parfait, sauf pour le langage. Il me parlait comme un prof. Chaque fois que je disais « y croivent », il manquait de s’étouffer. Pire qu’à l’école. Jamais je n’aurais pensé accepter toutes ces contraintes. Fasciné par cet homme, j’obéissais sans moufter. Jamais aussi soumise.
Prête à tout pour lui plaire.
Quatre mois plus tard, il m’emmena avec lui sur une opération. J’étais folle de joie de pouvoir enfin passer à l’action. Notre objectif était une villa  de milliardaires sur la côte atlantique. Comme un artisan, il prépara ses outils et les déposa dans le coffre de la bagnole. Puis, après quelques explications, nous prîmes la route. Je ne cessai de le regarder en coin en pensant à mon père. Lequel des deux conduisait ? Travaillaient-ils avec d’autres. Que pouvaient-ils se dire en bagnole. Il se gara une centaine de mètres de la maison entourée d’un parc. Du coffre, il sortit un gros bouquet de fleurs et me demanda d’aller sonner à la porte. Sans hésiter, je sortis et gagnai le portail. J’appuyai sur la sonnette. Il me fit signe de le rejoindre. Sans un mot, il démarra et nous fîmes le tour du parc jusqu’à une porte donnant sur une ruelle. Je lui montrai la caméra au-dessus de l’entrée. Il esquissa un sourire. La porte ne résista pas longtemps.
Sans hésiter, il se dirigea vers une porte sur le côté droit de la villa. Jamais je n’étais rentré dans une maison aussi luxueuse.  J’avais vu la photo et les plans mais de me retrouver réellement à l’intérieur me déstabilisait. J’avais envie de visiter toutes les pièces, ouvrir tous les tiroirs et placards, rentrer dans la salle de bains, fermer les yeux et sentir, sentir l’air des riches, m’asseoir sur le canapé du salon… Une vraie gosse dans un magasin de jouets. Comme je trainais, il me secoua en me rappelant que nous n’étions pas au théâtre. Nous grimpâmes un grand escalier.  Il ouvrit la porte d’un bureau.  Il se dirigea vers un coffre. Un complice,  grassement payé, lui avait donné lé code. Il n’avait pas voulu m’en dire plus sur cet homme.  Il vida le coffre de l’argent et des bijoux dans un sac puis le referma.  Pourquoi on ne prenait pas d’autres objets de valeur.  Il haussa les épaules et sortit du bureau. Je le suivais, souriante.  J’étais passé de l’autre côté, chez les grand. Du côté de mon père. Plus une petite voleuse de supérette.
Une semaine après, nous débarquâmes chez un type vivant dans une maison isolée à la montagne.  Le receleur surnommé Lacongère était brun, costaud, d’environ 70 ans.  D’épais sourcils froncés en permanence. Je crus comprendre qu’il avait guide de haute montagne. Durant les trois jours dans le chalet, il ne m’adressa pas une seule fois la parole. Ben lui confia le sac de bijoux.  Lacongère, après un rapide coup d’œil, lui dit qu’il lui ferait très vite une proposition.  Un matin, très tôt, les deux hommes parlaient à voix basse. J’ouvris discrètement la porte de ma chambre. Le receleur demandait à Ben s’il avait vu le toubib. Après un silence, il répondit qu’il en avait plus que pour trois ou quatre années à vivre. Puis les expirations de fumée de clopes occupèrent le silence. Lui et mon père devaient être des sacrés copains pour que, se sachant condamné, il tienne sa parole et perde son temps avec moi. Je suis pas encore mort Lacongère, finit par dire Ben, on se fait une côte de bœuf à midi.  Et avec une p’tit Cornas, répliqua Lacongère. J’entendis leur claquement de mains et leurs rires. J’enfilai un T-Shirt et un short puis descendis les rejoindre dans la grande salle au-rez-de-chaussée. Ils reprirent leur air sombre. Une gamine à la mine boudeuse, un rideau de cheveux sur le visage, s’attabla. Jamais été du matin. Je me servis un café. Le regard de Lacongère, à chacun de mes geste, plongeait entre mes seins. Son pote venait de lui dire qu’il allait bientôt crever et lui mourait d’envie de me baiser. Eros et Thanatos sur la même tartine. Ben fumait, les yeux sur la vitre donnant sur la montagne. Le jour du départ,  Lacongère grogna qu’il voulait voir Ben seul pour le fric. Les deux hommes s’embrassèrent chaleureusement. La route en lacets me foutait la trouille.
Après avoir reçu la somme pour les bijoux, Ben passa à la piaule et nous mangeâmes dans un restaurant. Il me tendit une enveloppe. Un billet d’avion mais pas le moindre centime. Je protestai et lui assénai que je ne travaillerai pas gratuitement. Il se leva. Nous sortîmes. L’air de la nuit était froid. En marchant, il m’expliqua que, pour l’instant, c’est lui qui conserverait ma part, mais que je pouvais à tout moment lui réclamer du fric. J’ai piqué une crise et l’ai planté sur le trottoir.  Il haussa les épaules et continua comme si de rien n’était. Je ne me ferai pas arnaquer. Pas une gosse à qui on file son argent de poche. J’allais repasser prendre mes fringues à la piaule et retourner au quartier.  Pourquoi avoir suivi ce type ? On a rien à foutre ensemble.
Mon premier voyage en avion.
Ben avait choisi un hôtel en plein centre de Venise. A la manière dont nous fûmes accueillis, je compris qu’il y avait ses habitudes. Une femme ? De la famille ? Peu m’importait. Enfin la belle vie, m’étais-je dit. J’avais envie de m’acheter des supers fringues, le dernier I-Phone, aller en boîte, dans des casinos, rouler dans des super bagnoles… Surtout ne jamais compter, se faire plaisir à tout moment. Bref, profiter de tout ce fric. Pas du tout le projet de Ben. Nous passâmes notre temps à visiter des monuments, à voir des expos, à écouter des concerts de jazz et de musique classique, à fréquenter des librairies. Loin de ma vision du grand banditisme et de celle des films. Au début, je ne dis rien mais, à la fin de la première semaine, je lui dis  que j’en avais marre de perdre mon temps dans ces putains de musées et concerts. Il répondit que c’était «  ça ou rien » et me proposa de m’acheter mon billet de retour. Comme à chaque fois, ma crise passée, je redevenais docile et le suivais partout comme un petit chien.  Aujourd’hui, même avec le recul, j’ai du mal à comprendre ce qui s’était passé en moi pour tout accepter. A vrai dire, cet homme me fascinait. Sans aucun doute amoureuse.
Chaque soir, nous dînions dans un restaurant différent, un voyage immobile dans plusieurs pays.  Malgré sa loquacité très réduite, je compris qu’il avait  beaucoup bourlingué sur la planète, souvent avec mon père. De temps à autre, il me lâchait une anecdote sur « l’un des meilleurs amis » comme il me l’avait présenté. Aussitôt, je le bombardai de questions. Il répondait toujours de manière évasive, ne me laissant à chaque fois que des bribes de père. Pendant les repas, la formation continuait. Du coin de l’œil, il surveillait ma manière de me tenir à table et me reprenait quand je parlais trop fort. Intraitable. Très soucieux que j’apprenne à me fondre dans le décor et l’ambiance, adopter les us et coutumes des endroits où il m’emmenait. Un exercice de camouflage que je ne réussis pas entièrement. Mon corps, trop à l’étroit dans ce vêtement invisible, étouffait. Souvent, je sortais fumer une clope, retrouver ma vraie peau. Nous ne dormions pas dans la même chambre. Jamais il n’eut le moindre geste déplacé. Ni une quelconque allusion. Alors que je rêvais de me glisser dans son lit.
Un soir, Ben, plus loquace sans doute grâce au rosé et la belle nuit au bord, me donna plus de détails sur la mission que lui avait confiée mon père avant sa mort. D’abord, il m’expliqua que jamais mon père n’aurait accepté que Ben m’entraînât dans son parcours de voleur. Mais, pour aller vite, il avait senti que c’était le seul moyen que j’accepte une quelconque éducation. Après m’avoir dit ça, il en profitait pour glisser qu’il souhaiterai  qu’on mette un terme à notre complicité. Pas question, lui rétorquai-je. Il proposa d’en reparler une autre fois puis, après un silence, il continua son explicationOffre une enfance de riches à ma fille. Donne-lui l’éducation et toute la culture qu’ils se transmettent. Cette culture qu’aucune école ne peut délivrer. Lui léguer l’invisible qui élève et donne les clefs du monde. Très étranges dernières volontés. Pourquoi m’obliger à me cultiver ?  Incompréhensible et à côté de la plaque. Même mort, il continuait d’être égoïste ; transposer ses rêves dans sa fille qu’il n’avait jamais vue. En plus, ça arrivait beaucoup trop tard. Le temps ne se rattrape pas. Encore moins celui des premières années.
Pourquoi Ben accepta  ce rôle d’éducateur au pied levé ? Qu’est-ce qui pouvait bien les lier ? Une dette ou une promesse ? Je sentis que mes questions sur ce sujet le gênaient. Il botta en touche. Le lendemain soir, il m’annonça que mon père m’avait laissée une grosse somme; je n’y aurais accès que lorsque Ben considérerait sa mission comme achevée.  Quand serait-elle finie. Il esquissa un sourire.  Au moment où tu auras assez de culture pour penser par toi-même… Je me levai d’un bond et le fusillai du regard.  Il pointa l’index sur ma chaise. Je traversai la salle du restaurant sous l’œil étonné des clients et des serveurs. Une cruche se brisa sur le carrelage. Dans la rue, je continuai de courir jusqu’à m’arrêter à bout de souffle, sur un banc au milieu d’une placette. Connard, gueulai-je à plusieurs reprises. Sa phrase m’avait touchée. J’avais les larmes aux yeux. Incapable pourquoi j’avais envie de chialer. C’est que des mots, me raisonnai-je. En vain. Penser par toi-même, penser par toi-même… Ces cinq mots tournaient en boucle sous mon crâne. J’entrai dans un pub et m’installai à une table. Le serveur, un barbu avec deux boucles d’oreille, me demanda ce que je voulais.  Je commandais une bière. Un groupe de mecs et de nanas s’attablèrent à côté de moi. Deux d’entre eux parlaient français. Ma nuit se termina entre une rousse et un brun.  En rentrant avant le lever du jour, je vis sa silhouette s’effacer derrière le rideau de sa chambre. Le lendemain, il ne me posa pas la moindre question. Ses yeux étaient rougis par la nuit blanche. Son café à la main, il me donna la programmation du jour. Aucune envie de me taper une journée culturelle. Visiblement lui non plus. Je passai ma journée à fumer au lit et mater la télé.  Et lui, me dit-il, chez de vieux amis.
La haine contre mon père ne s’était pas éteinte mais, au fil des anecdotes distillées par Ben, elle perdait de son intensité. Surtout quand j’appris qu’il avait retrouvé notre trace, une première fois, quand j’avais 13 ans. Il avait insisté pour me voir. Tandis qu’il nous attendait dans un bistrot, ma mère et moi roulions vers une autre ville. Je me souviens très bien de ce jour où, en moins de deux heures, je dus faire un tri parmi mes fringues et objets pour que ça tienne dans une valise et un sac.  Partir sans saluer les voisin ni mes copines de classe. Ma mère n’était pas que la victime d’un salaud. Loin de pardonner à mon père, j’arrivais à concéder que le métier de parents n’était pas si simple. Chacun fait comme il peut. Certains pas du tout doués pour ce boulot à perpète. Aurais-je ce talent ?
Ayant accepté l’éducation à distance de mon père, je me sentais moins tendue, parfois même apaisée.  J’étais une voleuse en cavale, comme lui. C’était fait, plus besoin de fantasmer. Mais je tenais à honorer sa mémoire en me cultivant. En réalité, je ne le faisais pas pour lui mais pour ne pas décevoir Ben. Peu à peu, je ne traînais plus des pieds dans nos visites de musées et ne rechignais plus à aller aux concerts. Malgré les difficultés, j’avais commencé les bouquins conseillés post mortem par mon père.  Ben affichait un large sourire quand, ma liste à la main, je rentrais dans une librairie française.  Une lumière éclairait son regard à chacun de mes pas, très petits, vers ce monde si loin de moi. Pourtant, au fil du temps, je sentais comme une autre s’installer en moi : peut-être elle qui m’apprendrait à penser par moi-même. Dénuée de toute peur du ridicule, je n’hésitais pas à poser des questions – certaines digne d’un gosse de huit ans – aux guides dans les musées, aux vendeurs en librairies, et surtout à Ben. Il essayait de répondre le plus possible à mes questions. Chaque fois fier de pouvoir me répondre. La fierté de certains autodidactes qui étalent leur science comme pour compenser l’absence d’un cul dans un amphi et se rassurer. Un jour, je m’étais moqué des phrases prédécoupées qu’il balançait à la moindre occasion. Ma remarque le laissa sa voix. Une citation c’est comme une carte postale d’un crâne, me répondit-il le lendemain au café. Sans réponse sur un sujet, il grognait Quand on ne sait pas, c’est toujours écrit quelque part. Touché de ne pas savoir.
A plusieurs reprises, il insista pour que je cesse de « travailler » avec lui sur les cambriolages. Il me proposait de rester seule, de quelques jours à une semaine, le temps de son opération et de le rejoindre à un point de chute. J’avais refusé et menacé d’opérer en solo de mon côté. Ma menace le fit blêmir, plus jamais il essaya de m’écarter de ses affaires comme il les nommait, sourire en coin. Ce jour là, je compris que cet homme avait la trouille que, comme lui et mon père, je passe quelques années derrière les barreaux. Mais jamais il n’exerça la moindre surveillance sur moi, à part culturelle. Pas un souci non plus que je couche avec des hommes. La seule condition était de ne pas décliner ma véritable identité, ni de numéro de mobile,  et de m’envoyer en l’air ailleurs que dans les hôtels où nous descendions. Sur le plan du sexe, je surprenais parfois son regard sur un cul ou plongée dans un décolleté, mais jamais vu avec une femme. En général, il se couchait très tôt, sauf quand nous allions dans un concert. Avec le recul, je peux dire que cette cavale « mi délinquante, mi culturelle » me plaisait beaucoup. Comme si le passé et l’avenir n’avait plus aucun poids. Dans une bulle hors du temps.
Savoir se servir d’une arme pour ne pas s’en servir, souriait-il. Pas une seule fois, nous n’en fîmes usage. En trois années, nous cambriolâmes six maisons et deux appartements de milliardaires. Chaque fois, nous passions chez Lacomère qui transformait l’or en argent. Son regard lubrique me faisait rire, je m’amusais à l’allumer en l’absence de Ben. Pas une fois, il ne tenta quoi que ce soit. Puis, l’argent sur le compte de Ben, nous reprenions l’avion.
Trois ans déguisés en touristes amateurs d’art et culture, à visiter Athènes, Les Cyclades, Berlin, Prague, Londres, New York, Le Caire, Jérusalem, Johannesburg… J’avais l’impression de feuiller un de mes livres de géo et d’histoire du collège. Tout ce qui ne m’intéressait pas à l’école me happait complètement. De l’antiquité à l’Art moderne au Moma, j’eux une formation en accéléré.  Dix ans après, je sais ce que cette cavale m’a apporté de bénéfique et aussi ce qu’elle a détruit. Une ouverture sur la monde et l’impression de ne plus pouvoir y trouver ma place. Pas ma mère, ni une autre femme.
Notre tandem,  s’acheva un après-midi de printemps à Bruxelles où Ben, parti faire une course, oublia son I-Pad sur la table. Il l’avait laissé ouvert sur sa boîte mail. Piqué par la curiosité, j’avais regardé. Le choc. Toutes les maisons que nous avions cambriolées étaient gérées par la même agence immobilière. Une boîte appartenant à Marc Ledrut dit Lacongère. Tout ça n’était que de la mise en scène. Ben et lui s’étaient foutus de ma gueule.  Je me sentais humiliée.  Que faire ? Lui sauter à la gueule dès qu’il reviendrait. J’aperçus sa silhouette dans  le miroir du hall de l’hôtel. Il parlait avec un maître d’hôtel.  Je sortis de la salle du petit déjeuner. Dernière fois que je vis Ben.
Je traversai la frontière et pris une chambre à Lille.  Après mon texto d’insultes, il me bombarda de messages. Pas une réponse de ma part. Il m’expliquait que jamais mon père n’aurait supporté que je prenne la même voie que lui.  Et qu’il n’avait eu que cette solution pour que je le suive et accepte toutes les règles du jeu.  Tout était faux, mêmes les armes.  Ce dernier message,  par mail, me délivra les réponses à toutes questions auxquelles Ben n’avait jamais répondu. Mon père, à 35 ans, avait complètement décroché des braquages. Il s’était lancé dans l’import export et avait créé des boîtes de transport.  Remarié, sans enfants, il vécut à l’île de Saint Martin jusqu’à sa mort.  Et si tout ça n’était encore que du baratin ? Au fond, je savais bien qu’il ne mentait pas. L’image d’un père, figure reconnue du grand banditisme,  venait d’être réduite en miettes. Plus un mythe le papa.  Un banal voyou qui s’était rangé. J’étais très déçue. Pas d’autre image de père en stock. Ben concluait son message en disant qu’il respectait ma décision et ne chercherait plus à me contacter. Je ne répondis pas. Que me resterait-il de ces trois années.
Après une semaine à Lille, je rentrai chez ma mère. Elle me reçut froidement, sans une question. Je retrouvai mes amis du quartier qui m’accueillirent avec chaleur. Eux voulaient tout savoir sur mes trois années de voyage. Je leur répondis très vaguement. Ils organisèrent une grande fête pour mon retour. Malgré leur accueil, je ne me sentais plus très à l’aise avec mes amis d’enfance. Leurs vannes me faisaient moins rire, les heures plus longues à tuer. Le cul entre deux histoires.
Pendant plusieurs mois, je tournais comme un animal en cage. Une cage invisible dont j’avais l’impression d’être la seule à en voir les barreaux. Mes potes voyaient bien que je m’ennuyais avec eux, dans une autre histoire. Très vite, j’évitais le quartier pour me rabattre sur le centre-ville. Ma mère me tannait pour que je trouve un boulot et l’aide à payer le loyer. Je faisais sembler d’en chercher. Finalement, je posais mes valises chez un de mes ex. Il avait décroché des vols de bagnoles et bossait comme carrossier.  L’homme le plus souriant que j’ai rencontré. Ni l’un ni l’autre tourné sur l’avenir, juste à profiter du présent. Surtout lui. Pressé de remplacer un plaisir par un autre, une course à la jouissance. Jusqu’ à ce qu’il parte un matin avec des bracelets aux poignets.  Avant de sortir, il avait haussé les épaules avec un air désolé. Je retournai chez ma mère. Une place de vendeuse se libéra dans une boutique du centre commercial.  Ma mère connaissait la gérante. Je fus embauchée.
Une nuit, mon mobile vibra sur ma table de chevet. Un message de Ben m’indiquant une adresse où je devais me rendre. Piège des flics ? Y aller ou pas ?  Je laissais passer quelques jours avant d’y aller.
L’appartement était vide. Sur le parquet, une valise. A l’intérieur, du liquide, plusieurs cartes bleues, des documents administratifs, des clefs dont une de voiture.  Une dizaines de bouquins ayant appartenu à mon père. Et aussi un mot manuscrit.« Cet argent sur les comptes es a toi. Fais-en bonne usage. Avec tou ca, tu pourras faire ta vie. Choisir un avenir. Porte toi bien. Ben ».
     Les voisins de l’appartement doivent se souvenir de mes hurlements et coups de poings dans la porte. Je haïssais cet homme. Et mon père. Ces deux salauds qui venaient de charger les épaules d’une gamine de 21 ans d’un poids beaucoup trop lourd pour elle. Que faire de tout ça ? Sans eux, je ne me sentirai pas comme une étrangère dans ma famille et mon quartier.  Aussi seule à l’intérieur.
 Quelques mois plus tard, j’aménageai dans un appartement en centre-ville.  Dans le salon, j’ouvris  le carton contenant les livres de mon père. Les mettre ou pas dans ma bibliothèque ?  Je décidai de les feuilleter. Que des classiques étudiés en classe terminale avec quelques annotations au crayon. A l’intérieur de l’un d’eux,  une feuille quadrillée pliée en deux. Cafè, trois litre de lai, riz, liquid vaissel… Ma gorge se noua. Etrange intimité post mortem. Je la remis à sa place et refermai le livre.  Puis j’installai ces bouquins avec les autres dans l’ordre alphabétique. Ranger les fantômes derrière moi.  Plus seule désormais.
Quand je compris, je m’affalai sur le canapé. Comment n’y avoir jamais pensé ? C’était la même écriture sur le mot de Ben et sur la liste de courses. L’écriture d’un gosse fâché avec l’orthographe.
Et d’un futur grand-père.
 
Mouloud Akkouche

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