Tout est parti d’un silence. Celui du grand-père de Farah Khodja, mais aussi celui de tous les immigrés qui, par pudeur parfois par honte, préfèrent cacher les blessures du passé à leur descendance. Avec d’autres enfants ou petits-enfants issus de l’immigration algérienne, Farah s’est lancée dans une collecte de récits. Ceux de leurs anciens et leurs anciennes, ceux qui ont vécu la colonisation et la guerre d’indépendance d’Algérie.

Son projet démarre en 2019 sous la forme d’un site internet : Récits d’Algérie. Aujourd’hui, un livre éponyme est publié chez Faces Cachées édition, depuis le 25 novembre. Il restitue, des deux côtés de la Méditerranée, les expériences d’hommes et de femmes témoins de cette époque. Objet complémentaire du projet de départ, ce livre rend hommage aux Chibanis et Chibanias en inscrivant leurs mots en noir sur blanc.

Nous avons rencontré Farah Khodja. Interview.

Peux-tu nous expliquer Récits d’Algérie ?

Le projet Récits d’Algérie s’axe autour de deux missions : la collecte et la transmission des mémoires de la guerre d’Algérie. La collecte s’articule avec la rencontre de témoins  de cette guerre d’indépendance. La transmission prend divers formats avec, notamment, le site internet. On y rédige des articles historiques et des portraits de personnages importants qui ont marqué la guerre de libération.

On veut agir en tant qu’acteur de la sauvegarde de la mémoire

On y fait aussi des recommandations littéraires et musicales. L’objectif est d’accompagner les récits que l’on collecte pour les ancrer dans une actualité plus contemporaine. On ne veut pas seulement laisser cette histoire dans le passé, mais agir en tant qu’acteur de la sauvegarde de la mémoire. Le site continue d’être alimenté pour permettre aux jeunes générations de comprendre le contexte dans lequel ces récits s’inscrivent.

Pourquoi être passé du format site internet à celui du livre ?

Le livre, qui entre dans ce projet de collecte et de transmission, est un format noble. Il transmet les récits des témoins en respectant leur caractère précieux. Les formats diffusés sur les réseaux sociaux peuvent altérer le caractère intime du récit, l’attention n’est pas la même.

On a pu réaliser une soirée de lancement pour la publication du livre. Le monde, qui s’est déplacé, est allé à la rencontre de ces récits. Je pense que c’est aussi leur rendre justice que de voir cet engouement et cette volonté de respecter ces mémoires.

Le livre est aussi un bel objet que l’on peut présenter, partager alors que le site internet reste immatériel. Tu peux le mettre dans ta bibliothèque et le transmettre de génération en génération. Un travail d’illustration a aussi été fait sur les doubles pages historiques, un travail magnifique.

On a l’impression que certains témoins ont plus de difficultés à raconter leur histoire que d’autres…

Beaucoup de témoins se sont prêtés pour la première fois à l’exercice devant des jeunes intéressées par leur histoire, qui pourraient être leur fille ou petite fille. Ils parlaient devant une caméra ou un téléphone pour enregistrer.

Les questions de la torture ou du viol reste très peu abordées

Par exemple, une des témoins, Hemama Kadri, avait du mal à parler. Puis à un moment, elle a expliqué avoir des choses à dire. C’est un des témoignages les plus émouvants que j’ai pu collecter. Elle nous a livré une leçon de vie incroyable. Plein de sujets sont aussi très tabou. Par pudeur, les questions de la torture ou du viol reste très peu abordées.

Le livre commence avec le témoignage de mon grand-père, mais c’est le dernier que j’ai recueilli. Récits d’Algérie est né de son silence. Je pensais souvent que ce silence voulait cacher quelque chose, puis j’ai compris que ce n’était qu’un non sujet pour lui. Il ne comprenait pas pourquoi cette histoire m’intéressait.

Il me disait que j’avais l’avenir devant moi et qu’il ne fallait donc pas ressasser le passé. Finalement, il s’est décidé à m’en parler, mais est resté très pudique. Il n’arrive toujours pas à comprendre ce besoin de savoir.

Beaucoup de jeunes étaient présents à la soirée de lancement du livre. Qu’est-ce que cela dit de cette jeunesse ?

Cela me confirme qu’un manque est présent. On est tous animés par la volonté de rendre justice et d’honorer ces mémoires. On veut se réapproprier cette histoire et l’écrire avec un grand H.

À la soirée de lancement, beaucoup de quarantenaires et de cinquantenaires sont venus me voir pour me féliciter, car eux n’avaient jamais osé (questionner leurs parents). Je pense que l’on a passé ce cap de la discrétion. On sort nos récits de la discrétion.

Aussi, beaucoup d’enfants d’autres diasporas sont venus me dire que le projet les inspire. Récits d’Algérie est pour toutes les personnes qui ont un lien avec la France ou l’Algérie. Mais c’est aussi un projet universel, car il s’adresse à tous ceux qui ont un rapport à la colonisation.

Propos recueillis par Marie-Mène Mekaoui

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