Le 20 octobre est paru aux éditions Viviane Hamy, l’adaptation en BD du livre « N’appartenir » de Karim Miské,  rebaptisé pour l’occasion « S’appartenir ». Cette fois-ci, les dessins réalisés par Antoine Silvestri se mettent au service des mots de l’auteur. Une jonction bienheureuse qui permet à chacun, lecteurs ou passionnés de BD, de se regarder dans un miroir, avec en mémoire nos propres expériences du rejet. Chronique.

« Au commencement, il y a la honte. Elle plane à l’intérieur de toi, insaisissable et délétère, un cancer, une méduse, qui t’habite, te constitue ».  Ce sont les premiers mots d’un long, très long voyage dans des épisodes de la vie de Karim Miské. Les moments les plus déterminants : ceux de l’enfance et de l’adolescence. L’auteur et cinéaste, né d’un père mauritanien et d’une mère française, nous donne à visualiser son parcours, partage avec nous des moments intimes de sa vie,  sa construction en tant qu’homme, indépendant et libre, nous livre sa manière de se définir et de s’interpréter, affranchi de toute catégorisation isolante et moribonde. Ses mots s’accompagnent d’un remarquable travail effectué par le dessinateur Antoine Silvestri prêtant son coup de crayon, donnant une nouvelle vie au texte, captant avec justesse l’esprit du livre et illustrant le propos en couleurs vives, celles du métissage du petit Karim. Le mariage des mots et des figurations, une dialectique qui aide à la compréhension du lecteur dans son imaginaire.

« S’appartenir » est un essai autobiographique érigé en musée : les images des passages de la vie de Karim Miské l’ayant marqué sont mis en toile les unes après les autres. Au fil des pages se dévoile une sorte de traité de philosophie, une idée qui ne cesse de bourdonner dans l’esprit de l’auteur, une obsession qui le pourchasse, qui plane et subsiste, dedans et dehors, tout au long de ce roman graphique : qu’est-ce qui nous définit ? En quoi notre appartenance à tel ou tel groupe délimite notre identité ? Un certain nombre d’apories auxquelles Karim Miské tente d’esquisser une forme de réponse, par ce style si particulier qu’il entretient, donnant un charme déroutant et un plaisir. Ce long monologue intérieur du personnage qu’il met en scène, sorte de  miroir tendu au lecteur, où en se regardant, ses expériences passées remontent à la surface. Une forme de récit pour se raconter et qui nous affranchit en même temps, de nos carcans mentaux, de nos idées préconçues.CamScanner-Nouveau Document 4-250C30Y40J40030X00630f10-001

« L’interdit c’est toi « 

La honte et le tabou sont les thématiques fortes abordées par Karim Miské : la honte comme le sentiment de ne pas être à sa place et le tabou, sa sœur jumelle, qui nourrit ce sentiment d’exclusion. Ces deux notions se révèlent être souvent les constituantes de la vie d’un adolescent lambda, celui qui cherche sa place en ce bas monde miné par les obstacles que la société, au travers de ce qu’elle juge être la norme, lui impose. Dès les premières pages, le lecteur se retrouve aspirer dans la mélancolie du jeune personnage. On assiste à la déchéance de patriarche. Le grand-père de Karim devient sénile et insulte son petit-fils de bâtard, portant un jugement sévère sur son beau-fils, considérant qu’il lui a volé sa fille ; sans transition, le petit Karim est alors éjecté du paradis de l’innocence vers un monde plein d’insécurités et de menaces parce qu’il occupe désormais la place du paria, l’enfant illégitime, celui qui ne devrait pas être et qui est pourtant « le fruit de l’arbre de la connaissance, tu l’as avalé d’un coup, sans mâcher, c’était pas une pomme, le fruit, un truc bien plus dur, indigeste ».

Le regard que posent sur lui les membres de son entourage familial n’est pas là pour arranger les choses. Cette place du bâtard va être désormais le socle sur lequel il construira son identité. Il devient l’autre, l’étranger, en opposition avec celui qui est « un bloc sans aspérité » le représentant de la France éternelle, celui conçu comme étant la norme, le français « athée, de droite, blanc ». Une allégorie décrivant judicieusement le sentiment de ne pas être du groupe, une distinction entre les majoritaires et les minoritaires, de n’appartenir à rien car parallèlement, il est le paria auprès des autres, celui auquel on le renvoie systématique au travers de paroles ou de regards. « J’habite une étrangeté … ne jamais être vraiment celui-là : The Arab in the Mirror. Ni celui-ci : le Français dans ma tête. Drôle d’état. « 

Que reste-t-il alors si des deux cotés on occupe la place de l’étranger ? Comment se définir à partir du néant ? Se déroulant en pleine guerre froide, période où l’idéologie est la fondation des nations et des conflits, il est important de choisir un camp, sa manière d’être, de vivre, au risque de se retrouver rapidement en dehors et proscrit. À notre niveau, et en écho à l’actualité ( celle de l' »identité nationale » ), l’identité est perçue comme étouffante, dans une perpétuelle schizophrénie, deux identités composites avec laquelle Karim Miské jongle sans qu’il puisse faire face à la nécessité du choix : « le choix d’Obama, d’appartenir comme identité à un seul des deux côtés, ne me convenait pas « .

« Il n’y a plus de respect, que des sacrilèges »

Sorte d’Origin Story de son documentaire réalisé sur les relations entre juifs et musulmans, déployé avec humour, l’essai se veut iconoclaste, sans vergogne avec les préjugés dont se nourrissent les communautés pour s’enfermer sur elles-mêmes. Karim s’attaque à des sujets sensibles tel que le racisme, l’esclavage et l’inégalité sociale. Le voyage initiatique dans son bled à l’âge de quinze ans, les questions importunes de sa grand-mère, son passage dans l’Albanie rouge de Enver Hoxha sont un point de non-retour s’agissant de sa conception du monde : les cases s’effritent, le prisme de la bien-pensance se brise laissant place à une réalité empirique complexe. On passe rapidement de la victime au bourreau, et cela fait atrocement du bien. Même si notre regard sur l’Histoire est biaisé par ce que l’on sait, il reste néanmoins que le regard juvénile de Karim Miské, accompagné de monologues, donne un aspect plus abordable à ces faits. « CamScanner-Nouveau Document 3-B20C30b00830d20050D00R10-001 Le matin même, au petit déjeuner de l’hôtel de luxe, ma mère m’avait expliqué que le parti ( le Parti Communiste d’Albanie ) avait dû mettre fin aux dangereuses dérives des intellectuels albanais … des dérives comme lire Sartre et Beauvoir ou encore, pour les femmes, se maquiller « .

La musique, celle de Johnny Rotten, Jimi Hendrix, Janis Joplin, ces icônes de la culture pop-rock et de la provocation originale et marginale par rapport à leur temps et à leurs mœurs, coïncident avec ce besoin de rébellion éprouvé par Karim Miské. La nécessité aussi de se raconter autrement et de définir sa propre ligne vis-à-vis de la place à laquelle on l’a assigné de force et avant tout par rapport à l’autoritarisme de sa mère, marxiste de conviction. Une identité renouvelée, un procédé piqué à Aimé Césaire : revendiquer haut et fièrement sa différence, celle qui devait faire sa honte et qui devient synonyme de fierté.

Ce qu’un Sartrien dirait

On voit l’ombre de Jean-Paul Sartre se mouvoir au travers de ce récit, une présence presque palpable se dégage de sa philosophie, elle imbibe les 134 pages du livre sans pour autant le tacheter. Les différentes références implicites et explicites à l’œuvre de Sartre, à sa pensée, sont présentes ou suggérées. Une ode à une littérature qui pense le monde sans le voiler, n’est-ce pas ce à quoi tend Karim Miské et Antoine Silvestri? La littérature, cet instrument de libération est ce par quoi Karim Miské s’exprime et respire. Un peu à la manière de la démarche autobiographique de Sartre avec « Les Mots« , il s’approprie son histoire et la raconte, une nouvelle identité naît, personne ne peut plus la lui dérober. Il se définit lui-même ou autrement dit son « existence précède l’essence ».

Il prend du recul sur sa vie. En agrandissant le focus, le personnage de Ahmed, de Arab Jazz, roman pour lequel Karim Miské a obtenu le grand prix de la littérature policière en 2013, devient un prétexte pour lancer un cri de colère contre les vices inhérents par lesquels beaucoup des jeunes issus de l’immigration, des jeunes des quartiers sont confrontés : le sentiment d’être en dehors du roman national.

Jimmy SAINT-LOUIS

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