Vendredi 4 mars. 20h30. Le hall de la Maison de la Culture de Bobigny est bondé. Le public s’apprête à assister à la première de « La nuit des rois », pièce de théâtre de William Shakespeare, mise en scène par Jean-Michel Rabeux. Après l’adaptation par Georges Lavaudant de « La tempête » et du « Songe d’une nuit d’été » du même Shakespeare, il y a à peine cinq mois de cela, dans la même salle Oleg Efremov, on se dit qu’un classique de plus, probablement joué par des comédiens en costume d’époque, succède juste à un autre sur les planches de Bobigny. Il reste à espérer que la mise en scène ne soit pas trop soporifique.

J’ai dû songer à voix haute car l’attaché de presse du théâtre m’interpelle et me dit a contrario de m’attendre à une pièce insolite, « destroy » pour ne pas le citer, au rythme fort endiablé. Ben voyons ! A cet instant, je doute beaucoup de la véracité de ses propos et me dirige, sceptique, vers ma place.

« Si la musique est la nourriture de l’amour, chante encore, Curio, gave-moi de notes. » Voici l’une des toutes premières tirades et elle s’avère être un parfait condensé et annonciateur des deux fils conducteurs de la pièce : l’amour et la musique. L’amour, c’est celui que le valet du duc Orsino, Césario alias Viola – une femme déguisée en homme –, éprouve pour son maître qui s’est, lui, follement amouraché d’Olivia, une splendide jeune femme éprise, elle, non pas du duc mais de son valet-entremetteur.

L’intrigue de ce vaudeville, l’un des seuls éléments que Jean-Michel Rabeux a conservés de la pièce shakespearienne originelle, se fonde ainsi sur le travestissement et ce triangle amoureux. Viola a fait naufrage sur les côtes de l’Illyrie où vivent Orsino et Olivia. Croyant, à tort, que son frère jumeau a péri dans cet accident, elle s’est mise au service du notable en se travestissant en page. C’est dans ces circonstances que Cupidon décoche une flèche de son carquois déjà bien dégarni. Celui qui a l’habitude des pièces théâtrales se doute que c’est l’arrivée d’un quatrième personnage – le frère de Viola, en l’occurrence – qui contribuera au dénouement de la combine amoureuse.

Le respect de l’intrigue initiale est cependant, dès les premières minutes, contrebalancé par diverses trouvailles du metteur en scène destinées à rafraîchir et actualiser ce spectacle vieux de quatre siècles ! C’est d’abord et peut-être surtout, l’introduction d’une musique rock et pop-rock qui permet de sérieusement rajeunir la pièce. Les comédiens sont tout à fait polyvalents.

En plus d’interpréter à merveille leur rôle, ils jouent différents instruments de musique – clarinette, harmonica, batterie, etc. – et chantent, en anglais de surcroît ! Ce sont des classiques de Solomon Burke, Britney Spears dont le tube « Toxic » est revisité, Ray Charles et bien d’autres qui émaillent ainsi les 2h20 de la pièce sous la houlette du brillant guitariste Seb Martel. De ce fait, on n’est plus du tout dans le cadre d’une pièce de théâtre conventionnelle mais face à une comédie musicale où le rock ‘n’roll est le genre moteur. Ça chante, ça danse, ça jette ses baguettes à la manière des vrais musiciens de rock.

La modernisation de cette pièce procède également du recours à un langage plus « djeun », voire ouvertement grossier et volontiers inspiré de l’anglais, comme en témoignent les nombreux « Fuck » – my ass ou my soul – prononcés par les comédiens. Jean-Michel Rabeux mêle à la fois l’ancien et le moderne : des formules anglaises, soutenues et littéralement traduites de Shakespeare côtoient ainsi des répliques telles que celle de Marie : « C’est un grand casse-couilles, […] c’est un grand lâche qui fuit à toutes jambes ceux à qui il casse les couilles. Il court vite, sinon il aurait le don d’être un grand mort. »

L’excentricité des tenues vestimentaires aux teintes criardes, le registre de langue familier, le style musical, tout atteste de la prégnance du mode de vie des rockers dans ce spectacle. L’alcool et l’ivresse sont très présents également. Il n’en demeure pas moins que c’est, en même temps, une pièce pleine de mélancolie et de douceur, fruits de l’amour – réciproque ou non – et de la sincère amitié qu’éprouvent les personnages les uns pour les autres. Tous les comédiens réussissent à transmettre ces sentiments au public. La seule prestation décevante est peut-être celle de Vimala Pons alias Césario, voix fluette et monotone. Son jeu manque de vivacité et de crédibilité de sorte qu’elle est plus à côté du personnage qu’en train de l’incarner.

Au-delà des allusions rock’n’roll, on sent chez le metteur en scène, plus flagrant que chez d’autres de ses confrères peut-être, un désir de plaire, de susciter l’adhésion des spectateurs et d’estomper cette distance qui sépare le public des comédiens. Comme il le dit lui-même : « Parfois, j’ai envie de rencontrer le plus large public possible. J’ai envie de faire souffler l’esprit de fantaisie que doit recéler tout théâtre sur la multitude de nos spectateurs adorés, mais en les plongeant à cœur joie dans leurs perplexités et leurs passions, en « les harponnant à l’hameçon de l’amour », comme dit Shakespeare. » A maintes reprises, les acteurs s’adressent directement au public pour aviver sa complicité : « C’est une comédienne, elle ne s’appelle pas Viola mais Bénédicte en réalité. »

En tout cas, Jean-Michel Rabeux réussit un spectacle truculent qui abonde en formules désopilantes. En parfait équilibriste, il réussit à déjouer les pièges du trash et du bassement vulgaire dans lesquels tombent régulièrement ceux qui ambitionnent de mettre en scène, dans un style résolument contemporain, une œuvre classique tout en convoitant les vivats de l’assistance. Les comédiens y débordent d’énergie et réussissent le pari de communiquer leur dynamisme et leur gaieté à la salle. Ces 2h20 glissent telle une fraction de seconde pour une foule pliée constamment en deux et ravie de ce spectacle audacieux et déjanté.

Gaëlle Matoiri

« La nuit des rois », d’après William Shakespeare – Adaptation et mise en scène de Jean-Michel Rabeux. Jusqu’au 3 avril. Tarif : de 9 à 25 euros. MC93, 1 boulevard Lénine 93000 Bobigny. Métro ligne 5, station Bobigny-Pablo Picasso ou tramway ligne Saint-Denis Bobigny, station Hôtel de Ville Maison de la Culture.

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