Dans sa série photo Alzheimer, Monsieur Bonheur ou Marvin, c’est selon, capture le passé pour le revivre dans le futur. Son passé à lui s’est déroulé en Seine-Saint-Denis. Aujourd’hui, il l’expose au cœur de Paris. Portrait.

Le bonheur est un nom masculin, « un état de complète satisfaction » d’après Larousse. Bonheur, c’est aussi un nom de famille, celui de Marvin. Amusé et satisfait de cette définition, il en a fait son nom d’artiste : Monsieur Bonheur. À seulement 26 ans, Marvin est passionné par la mémoire, le souvenir. Alors, pour se rappeler, il capture son quotidien, son histoire.

La sienne commence à Bondy. Très jeune, il déménage à Aubervilliers, puis à Aulnay-sous-Bois. S’il a aussi traîné à Sevran, c’est essentiellement à Aulnay qu’il grandit : « J’habitais aux 3000, mon école était aux mille-mille ». Son enfance, il la qualifie de « chaotique et magique à la fois ». « C’est étrange, je sais, mais c’est comme ça. J’étais un enfant heureux mais conscient qu’habiter dans mon quartier n’était pas toujours simple ».

© Monsieur Bonheur

« Les cours de dessin, ce n’était franchement pas prévu dans le budget familial »

Marvin dessine depuis qu’il sait tenir un crayon. À l’école, ses professeurs d’arts plastiques sont tous d’accord sur un point : il dessine très bien. L’autodidacte raconte : « Je suis issu d’une famille nombreuse, les cours de dessin, ce n’était franchement pas prévu dans le budget familial. Mes parents n’avaient pas les moyens de me payer des cours privés, mon père était chauffeur de bus, ma mère aide-soignante ».

Déterminé à faire du dessin son métier, Marvin rêve d’une carrière de styliste. Pour cette raison, lorsqu’en classe de troisième, on lui demande de choisir son orientation, le stylisme apparaît comme une évidence. « Je savais ce que je voulais faire mais je ne savais pas comment. Alors, j’ai rencontré une conseillère d’orientation. Erreur, grosse erreur… », se rémémore le jeune homme. « Trop rêveur », lui rétorque la conseillère. « Je l’ai franchement vécu comme un traumatisme parce que j’étais un bon élève, toujours apprécié des professeurs, et d’un coup on me dit qu’il faut que je redescende sur terre, que je me rende compte d’où je viens, qui je suis. En bref, elle m’explique que mon projet professionnel est trop ambitieux », lâche-t-il, encore dépité.

Ses parents misent davantage sur la parole institutionnelle, celle de la conseillère d’orientation, que sur celle de leur adolescent. Du haut de ses 15 ans, Marvin décide de prendre son orientation en main, tout seul. Déterminé à rejoindre une filière artistique, il se renseigne sur les possibilités en école de stylisme. Mais très vite, il déchante. À l’époque, la plupart de ces écoles sont encore situées à Paris. L’Aulnaysien n’est géographiquement pas prioritaire. En plus, beaucoup d’établissements de ce type demeurent payants. « Mes parents n’avaient pas les moyens de me payer une école à plusieurs milliers d’euros. C’est aussi la première fois que je me suis vraiment rendu compte qu’il pouvait être problématique de vivre en banlieue ». Marvin opte finalement pour une formation d’infographiste au lycée Alfred-Costes, à Bobigny. Cette expérience scolaire le conforte dans l’idée de faire de l’image son métier.

© Monsieur Bonheur

« C’est en se souvenant qu’on avance »

Si Marvin accorde un intérêt si important à l’image, au dessin, c’est parce qu’il entretient un rapport étroit avec sa mémoire. « C’est en se souvenant qu’on avance », lance-t-il. C’est avec difficulté qu’il situe ses débuts en photo. Aux alentours de 2010, peut-être, ou avant. « Avant d’avoir un VRAI appareil photo, je prenais déjà pas mal de photos avec mon téléphone portable. On était loin du dernier smartphone donc forcément, c’était de mauvaise qualité, mais le but était le même : conserver », raconte-t-il.

Tout démarre par une commande spontanée de Jennifer, sa grande sœur. Elle lui demande quelques photos du petit dernier de la famille Bonheur, le neveu de Marvin. Ils organisent alors un shooting au parc du Sausset, situé à Aulnay-sous-Bois. Pour l’occasion, Marvin emprunte l’appareil photo de sa petite-amie de l’époque, un appareil professionnel numérique. Résultat : sa sœur est impressionnée par la qualité des photos. Elle l’encourage à continuer. Des encouragements qui ont un goût particulier pour le jeune homme : « C’était la première fois qu’un membre de ma famille, qu’une personne plus âgée, m’incitait à poursuivre mon travail artistique dans un but professionnel. Beaucoup considéraient cet attrait pour l’image comme un simple loisir ».

« Grâce à moi, mes amis changeaient de photo de profil tous les quatre matins ! »

Motivé, Marvin propose des shooting à ses potes, au quartier. L’objectif : se faire la main, s’entraîner, se perfectionner. Les amis en question y trouvent leur compte. « Ils changeaient de photo de profil tous les quatre matins ! », plaisante-t-il, sourire aux lèvres. D’ailleurs, Facebook va rapidement servir de vitrine au photographe en herbe : il y affiche son travail et annonce ses disponibilités. Son nom commence à tourner sur les réseaux sociaux.

Tout ce travail, il l’effectue avec le même appareil-photo depuis le début, celui de sa petite copine, vous vous souvenez ? Seulement, cette petite amie deviendra son ex-petite amie. Plus de copine, plus d’appareil, plus de photos. Le drame. Pour continuer d’explorer ce domaine, il rassemble ses économies, prend un crédit et achète son premier « vrai » appareil photo, semblable à celui de l’ex-copine.

Son appareil flambant neuf à 1 000 euros et ultra-performant pose un problème de taille : il est encombrant. « Je n’ai jamais de sac, de sacoche. Il prenait trop de place et perturbait parfois les gens lorsque je les prenais en photos ». Pour plus de réflexibilité, il achète un appareil photo argentique : moins cher et moins encombrant ! Mais un autre problème apparaît : il est bien plus complexe d’utiliser un appareil argentique qu’un appareil numérique. Marvin apprécie le challenge. Ses premières séries de photos sont relativement expérimentales. « L’’argentique m’a forcé à m’organiser, j’ai arrêté de photographier tout ce que je trouvais intéressant. J’ai commencé à thématiser mes pellicules. Au départ, c’était pour simplifier l’impression, finalement cette discipline m’a permis de réfléchir au sens que je voulais donner aux photos, aux histoires que je voulais raconter », explique-t-il.

© Monsieur Bonheur

« Je me suis dit que les façades de mon quartier pouvaient être aussi intéressantes que celles que je photographiais ailleurs »

Papa avait raison, la photo ne paye pas (encore) les factures. Marvin occupe un poste de responsable logistique pour une grande marque de luxe. Pour faciliter ses déplacements, il fait le choix de s’installer à Paris. Suite à son déménagement, il s’est posé tout un tas de questions sur lui-même, sur son travail de photographe, sur ses origines sociales. « J’estime qu’un photographe doit raconter une histoire. Reste à savoir laquelle et comment », avance-t-il.

Et s’il racontait son histoire ? L’histoire de ses potes ? Celle de son quartier ? « Je me suis dit que les façades, les visages de mon quartier pouvaient être aussi intéressantes que celles que je photographiais ailleurs ». C’est ainsi que naît la série Alzheimer. Des tours de 20 étages, des voitures (en bon état ou pas), des terrains vagues, des épiceries… tout y passe ! Quand on lui demande quel est l’intérêt premier de cette série, Marvin répond, simplement : « Il faut savoir que je ne veux convaincre personne de quoi que ce soit mais avec Alzheimer, j’aimerais faire part de ma vision de la banlieue. C’est un travail très subjectif ». Marvin expose son travail sur Instagram.

© Monsieur Bonheur

« La réalité dans les quartiers, c’est parfois sombre mais c’est aussi ça, c’est des marchands de glaces, des enfants, des moments de rigolade, de partage »

Cette série raconte la banlieue. Sa banlieue. Des architectures urbaines aux grecs en passant par des boucheries, des parkings, des parcs… Il capture ces images qui évoquent chez lui un souvenir. Rapidement, une photo de la série Alzheimer fera parler d’elle sur les réseaux sociaux, celle du marchand de glace. À l’image, deux jeunes, dos à l’objectif et face à un camion de glace. « On voit ce qu’on appelle des mecs de cité, de dos, qui achètent des glaces et je pense qu’elle a plu parce qu’elle renverse un peu le cliché du mec de cité dur, décrit Marvin. Là, au contraire il est question d’une photo douce, pleine de candeur et on est en plein milieu des 3 000. En photo, le point de vue est évidemment très important. Mon point de vue personnel est bienveillant et réaliste. Et la réalité dans les quartiers c’est parfois sombre mais c’est aussi ça, des marchands de glaces, des enfants, des moments de rigolade, de partage… »

© Monsieur Bonheur

Grâce au bouche-à-oreille et à une communication numérique efficace, les productions de Monsieur Bonheur sont remarquées par Shoes Up, un magazine qui parle avant tout de « street mode ». Propriétaire d’une galerie, le magazine propose à Monsieur Bonheur d’exposer sa série Alzheimer. « Cétait un grand moment. Je n’avais jamais exposé. Il a donc fallu s’organiser, apprendre. La galerie se trouve en plein cœur de Paris, dans le Marais. Au fond, j’étais fier d’amener mon 93, ma banlieue, dans ce quartier, de la montrer à des gens qui ne la connaissent pas forcément parce que c’est aussi ça ma démarche : avant de dénigrer ces populations, ces territoires, regardez-les comme moi je les regarde, comme beaucoup de jeunes de mon âge le font ». En plus des expositions physiques, Marvin expose également en ligne sur son site. On y retrouve l’ensemble de ses portraits, ses photos sur la Martinique d’où sont originaires ses parents, ses premières photos.

Si Marvin conserve son poste de responsable logistique pour vivre, il commence à vendre ses photos. Ses acheteurs sont des particuliers qui apprécient son travail, des professionnels qui le contactent pour des opérations spéciales. Récemment, il a travaillé pour la marque Adidas, par exemple. « Shoes Up et Adidas collaboraient pour une série de photos dans un univers street. Chez Shoes Up ils ont pensé à moi, ils connaissaient mon travail par cœur. J’ai accepté parce que je suis content de travailler pour ce magazine, justifie-t-il. Je suis content de pouvoir montrer ma cité, mon quartier à un plus grand nombre. Je sais qu’il y une attraction particulière pour les quartiers ces dernières années, on le voit notamment dans la mode. Mais, je sais que je ne trahis personne en travaillant comme j’ai toujours eu l’habitude de faire ».

Pour effectuer cette commande, il est retourné aux 3 000, a habillé son petit frère, ses amis, d’autres gars du quartier en Adidas de la tête aux pieds et s’est amusé à les prendre en photos, comme avant. « Pour moi, c’était important que ce soit avec des habitants du quartier dans lequel j’allais travailler, pour le côté authentique, je voulais que ce soit des gens qui savent de quoi je parle ».

Ses photos sont intégrées au dernier numéro de Shoes Up, vendu en France et à l’international. Marvin signe la photo de couverture, la 4ème de couverture et 14 pages sont consacrées à son travail. Ces photos sont aussi exposées ce jeudi dans la galerie qui l’a accueilli pour la première fois, celle de Shoes Up, L’Imprimerie. « C’est assez incroyable comme projet, je suis super fier du rendu », confie Marvin à quelques heures de cette exposition. Rappelons la définition du bonheur : un état de complète satisfaction. Cela ne fait aucun doute, Marvin porte bien son nom.

Sarah ICHOU

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