« L’artiste professionnel est là pour apporter une autre matière, pour faire des propositions qui vont venir nourrir et stimuler nos jeunes », me dit le directeur d’un établissement spécialisé des Hauts-de-Seine. « Capter leur attention est très difficile et leur comportement peut être très déroutant. » J’avais constaté cet aspect des choses dès mon arrivée, lorsque Gilles*, un résident, m’avait accueillie. En me voyant, il avait hoché la tête d’un air entendu et m’avait pris la main en me faisant signe de le suivre. Je croyais qu’il allait me guider jusqu’au lieu de rendez-vous. Il me fait effectivement traverser le bureau – vide – du directeur mais m’emmène sur la terrasse ensoleillée. Là, il m’indique la balancelle, m’allonge les jambes, insiste pour que je m’adosse, tout en faisant de même. Il voulait tout simplement partager un moment de farniente.

La semaine d’après pour l’atelier, je suis avec cinq jeunes adultes de 20 à 30 ans, deux garçons et trois filles, accompagnés de leur éducateur et d’un stagiaire. Les séances se passent dans un lieu à l’extérieur du centre avec une scène en bois légèrement surélevée, des rideaux noirs qui marquent les coulisses et divers cubes en bois de tailles différentes qui permettent de construire des éléments de décor. Je lance des déambulations, des marches différentes pour solliciter le corps, varier les appuis. Déjà le fait d’être pieds nus au contact du sol les amusent, Claire* particulièrement est morte de rire, elle court d’un bout à l’autre de la scène en poussant des petits cris de joie.

Toutes mes propositions ne rencontrent pas le même enthousiasme. Parfois, une personne en a assez, elle soupire, quitte la scène et va s’asseoir. On la rappelle ou on lui accorde un petit break. Elle reviendra ensuite si quelque chose l’attire dans ce qu’on est en train de faire. Ça me fait penser à une remarque du metteur en scène italien Castellucci. Il disait qu’il demandait à un enfant de regarder une répétition de son spectacle et qu’à partir de son observation, il retravaillait les moments où son jeune spectateur avait décroché.

En fait, avec ces ateliers, pour avoir une participation, il faut qu’il y ait du concret, une certaine forme d’exubérance, quelque chose qui change par rapport à l’habitude. « C’est rigolo », me dit Laura* quand elle voit son éducateur lui aussi faire l’acteur et s’emparer d’un monologue. Parfois, c’est assez expérimental, on ne sait pas si la consigne est comprise, et puis surprise, quelque chose arrive, une remarque qui tombe à pic, un geste étonnant ou un moment de théâtre qui pointe. Comme ce jour où Matthieu* est sorti des coulisses, il s’est avancé, le visage complètement transfiguré, lumineux, complètement porté par l’effort et l’énergie peu commune qu’il avait déployés pour faire l’exercice. On a tous été cueillis.

Quand il se passe quelque chose de cet ordre, c’est comme une vague qui submerge, c’est très puissant et question authenticité et humanité, on est à dix coudées au-dessus d’un bon acteur. Bizarrement, ce constat inquiète ou fait peur à quelques professionnels de la profession, tel ce comédien de théâtre bankable et vieillissant qui me tutoyait quand on parlait de sa pièce et qui s’est remis prudemment au « vous » quand j’ai abordé le sujet.

Bref, en ce moment, on a commencé à travailler sur un spectacle, une pièce autour de Moby Dick. Chacun a un rôle à sa mesure. C’est bien d’entrer dans un univers ensemble, je veille à ce que chaque personnalité trouve sa place comme dans n’importe quelle création de théâtre.

Juliette Baron

A voir : les soirées du Chapiteau des Turbulent, 222 rue de Courcelles, dans le XVIIe arrondissement de Paris, organisées avec des artistes de tous horizons et des personnes en situation de handicap ; un concert du groupe Percujam qui mêle musiciens éducateurs et autistes et qui s’est produit dernièrement au Café de la Danse ; les pièces de Olivier Tchang Tchong avec les acteurs traumatisés crâniens du CAJ de l’Adapt à Paris.

*Les prénoms ont été changés.

Juliette Baron

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