emptyTony Gatlif, réalisateur d’origine kabyle et gitane, s’exprime régulièrement sur la place faite aux Roms dans notre pays. Ce mercredi, il sort son dernier film Géronimo, un éloge à la non-violence, récit de l’amour entre une Turque et un Gitan, et de la fureur provoquée dans leur famille.

Bondy Blog : Plusieurs de vos films parlent des populations nomades d’Europe. Ces populations vivent en France depuis longtemps, mais sont perçues comme marginales. Le mode de vie des Roms est-il un frein à la cohabitation sociale ?

Tony Gatlif : C’est un faux problème. Demander à des individus à s’intégrer signifie qu’on ne les comprend pas. Au nom de quoi ? S’intégrer pour quoi ? Ce ne sont pas des pièces rapportées. Ce n’est pas mécanique, ce sont des humains. Leur façon de vivre des Roms, elle est comme ça depuis neuf cents ans. En revanche, il est vital de pouvoir cohabiter, pour les Roms. La cohabitation, c’est le travail avec l’autre.

Jean-Marie Le Pen vient d’être condamné pour ses propos sur les Roms, qui « volent naturellement ». Pourriez-vous compléter cette parole, dont la concision ne saurait satisfaire notre curiosité ? Comment nous expliqueriez-vous la complexité du problème ?

On s’en prend toujours aux Roms pour exister. Surtout les politiques. Dès qu’il y a un problème et qu’ils manquent d’arguments, chaque fois qu’ils ont besoin des Roms, ils s’en servent comme bouc émissaire. Et après, on les oublie. Mais qu’ont-ils fait, les Roms ? Ils n’ont pas mis en danger la France, ou l’Europe. Ils ne se sont pas organisés comme s’organise en Syrie et à Bagdad, en ce moment même, une armée de bandits des grands chemins. Les Roms, ce ne sont pas des bandes ; ce sont des familles.

Je le répète, le problème gitan est un faux problème. Une population qui a vécu cinq siècles en France depuis son arrivée devant la cathédrale Saint-Denis ! Aujourd’hui, ils sont toujours là, et ils seront toujours là demain. Le problème n’est pas ceux dont parlent certaines personnes au pouvoir.

Pourquoi l’indifférence et le mépris envers les Roms sont-ils aussi forts, voire plus répandus qu’envers d’autres minorités ?

La population française et européenne n’a pas conscience de l’évolution des Roms depuis leur arrestation par les nazis jusqu’à l’enfermement de leurs familles par le communisme. Elle s’est endormie pendant soixante-dix ans, en disant : « la guerre est finie, on construit un autre monde ». Mais elle a oublié qu’une population énorme était enfermée par le communisme. Or, sur dix millions de Roms dans le monde, sept sont à l’Est aujourd’hui.

gerohomeAprès la Seconde Guerre, les Roms ont été déportés en Europe de l’Est et le communisme a empêché les survivants de bouger. On les a enfermés comme dans un chaudron avec un couvercle sur leur culture. Le jour où il y a eu une ouverture, les portes se sont ouvertes et ils sont sortis. Avec la chute de l’URSS, les Roms sont partis et sont redevenus Roms. Car les Roms peuvent continuer à vivre, même si on fait tout pour les en empêcher. Même avec presque un siècle de retard dans leur existence : ceux qui arrivaient de Roumanie vivaient et parlaient encore comme en 1900.

En Europe de l’Ouest, tout le monde a été surpris de les voir arriver. On a pu les faire découvrir grâce à la musique qu’ils apportaient. Mais ils sont aussi arrivés avec leur misère. Et c’est à ce moment-là qu’ils ont commencé à poser un problème à la vue des Européens. Parce que « c’est sale » d’habiter dans la forêt. Un humain « n’habite pas » dans une cabane. Tout est une histoire de regard. Si vous avez une roulotte dans votre jardin parce que vous trouvez ça beau, tout à coup ça devient la guerre. Je connais un monsieur qui vit exactement ça en ce moment. Son voisin se déchaîne, parce que la roulotte lui cause un effet de dégoût. Il recourt aux gendarmes, à son avocat, si bien que ce monsieur est obligé de cacher sa roulotte.

Vous militez pour la reconnaissance du génocide des Roms. Qu’est-ce qui, selon vous, rend indispensable ce travail de mémoire historique ?

Les Tziganes sont des princes. Des princes déchus, pieds nus. Ce sont des gens exceptionnellement dignes, dans la misère. C’est un peuple très fier. Mais un Tzigane n’a droit à aucune considération de la part des autres. Depuis des générations et des générations. Peut-être, à entendre certains, qu’un animal vaut mieux qu’un Tzigane. Ça n’est pas normal d’oublier tant de morts exécutés dans les camps nazis de façon atroce. Qu’il n’y ait pas un mot dans les livres scolaires.

J’ai fait le film Liberté [sur l’enfermement des Roms dans les camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale, ndlr] parce que les Tziganes m’ont demandé de le faire. Il n’y avait pas de films qui parlent de ce problème-là. Les enfants des Tziganes, des Manouches, ne savaient pas qu’ils l’avaient vécu. Evidemment, ce n’étaient pas les camps de la mort, même si certains y étaient morts. Il y avait une quarantaine de camps, gardés pas les gendarmes français, avec des barbelés autour, des cabanes inhumaines, insalubres, où ils ont vécu pendant toute la période de la guerre…

Dans votre nouveau film, Géronimo, vous situez l’intrigue dans un milieu populaire, urbain et multiculturel. L’histoire se passe entre des Gitans de France et une famille turque, également française. Qu’est-ce que vous voulez dire, dans votre travail, sur les quartiers populaires ?

Les trois crises économiques survenues depuis 1970 ont fait énormément de mal au peuple. Parce qu’aujourd’hui, le peuple n’existe presque plus. Le monde est devenu populiste, mais il n’y a plus de peuple. C’est comme si le peuple avait reçu cette crise en pleine face, et que tout le monde voulait devenir riche, devenir quelqu’un, ou je ne sais quoi. Mais il n’y a pas ce peuple qu’on connaissait à travers les films de Jean Renoir, de Jean Vigo, d’avant, où le peuple avait été beau, avait été uni. Et ceux qui payent les pots cassés, c’est la jeunesse. La société aussi les a abandonnés. Elle ne sait plus comment leur parler, comment faire pour qu’ils existent. On a commencé par mettre comme ministre de la ville Bernard Tapie. C’est une véritable plaisanterie ! Il sortait de sa voiture et lançait : « Comment ça va les jeunes ? ça va le football ? », etc. ça ne m’étonne pas qu’on arrive à cet échec, aujourd’hui.

Quel regard portez-vous sur la jeunesse des quartiers populaires ?

Je parle au nom des jeunes car je les ai vus, j’ai travaillé avec eux. La jeunesse, elle a une vie. Ils adorent la danse, la musique ; ils adorent être ensemble. Dans le film, je prends un cas particulier : un jeune qui n’a rien, qui est désespéré. Je parle de ceux qui n’ont pas de chance, même si ce n’est que 2%. Ce sont des maltraités de la société. Dès qu’il arrive un problème, ça s’aggrave. Qu’est-ce qui leur arrivera, à ces jeunes, dans quinze ans ? Géronimo pose cette question. En faisant ce choix, je donne énormément de respect à ces jeunes, et de la tolérance. Nous sommes dans un moment de notre vie qui devient intolérant.

Le film parle de tout le monde, parce que tout le monde a quelqu’un dans sa famille qui n’a pas de travail, qui est un peu désespéré par rapport à ce monde. Par exemple, c’est inimaginable que des jeunes filles de quatorze ans fassent leur sac à dos et partent en Syrie. Pourquoi ces jeunes font-ils ça ? Parce qu’ils ont besoin de faire quelque chose, d’exister. Comme dans le film, où le personnage secondaire veut absolument faire du mal à sa sœur pour redonner de l’honneur à sa famille au nom des traditions : toute cette horreur, c’est pour exister, parce qu’il ne fait rien dans sa vie, qu’il y a un vide, une déprime.

Est-ce que la musique du film vous permet d’exprimer cette violence ?

En fait, la musique met en valeur la non-violence. J’avais longuement discuté avec Stéphane Hessel, un non-violent convaincu, et je lui avais dit que je voulais faire un film sur la violence pour dénoncer la violence. Dans aucun de mes films, les jeunes ne meurent. A la fin, il n’y a pas de morts. Et dans Géronimo, la musique remplace complètement la violence. Au lieu de la montrer à l’écran sans pudeur, c’est la musique qui la remplace. C’est très fort. Même l’amour, on peut le remplacer par la musique. Elle soutient leur passion. La musique, dans tous mes films, est un ambassadeur incroyable. Elle va avec l’image. Il n’y a pas l’image d’un côté et la musique de l’autre.

Propos recueillis par Louis Gohin

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