TOUR D’EUROPE. Dans la Red Light Disctrict, perdue au milieu d’une forêt de cabines de l’amour payant, un coffee bar artistique au doux nom frenchy. Saïd a poussé la porte du « Ultra de la Rue. » Retrouvez les articles de l’escale hollandaise sur notre page spéciale.

On vient au Red Light District pour se rincer l’œil en fumant des oinj, parce qu’on est français. On se pose sans réfléchir dans le premier bar à chichon, on se jette dans les bras de la première Venus en exposition, sans savoir qu’il y a juste à côté de son petit temple, un refuge d’émotions.

Autour de la vieille église Oude Kerk  gravitent ceux qui viennent à Amsterdam pour consommer l’amour. Les filles de joie font face aux passants, touristes et clients, elles tournent. Il y a des roulements mécaniques, le Red Light District est une des roues de cette bicyclette urbaine qui tourne, tourne, même avec la jante abimée. La chambre à air est petite, crevée, mais elle tourne quand même, en français, en hollandais, en anglais, chinois. La rotation des filles nues hypnotise l’œil des non habitués. La tenue d’Eve a éclipsé les rustines d’un quartier facile.

« Ultra de la Rue »,  un nom qui tamponneDCIM100MEDIA le cerveau. Une appellation française qui est là, discrètement située entre deux vitrines. Galerie d’art de la rue,  proposant des collations maisons, des t-shirt des vinyles, des livres, des objets rétro. C’est un espace créatif de détente qui tourne autour de la culture urbaine. C’est avec bienveillance et enthousiasme qu’Afaina de Young et Thomas ont pris le temps de me parler du quartier, de leur rapport avec la politique, l’art, l’Europe, et bien d’autres sujets. Afaina  de Joung est un sourire européen. Cette jeune hollandaise a fait ses classe dans l’architecture avant de se lancer avec son ami Thomas, ex DJ Innavision, dans l’aventure « Ultra de la Rue ».

C’est aux DCIM100MEDIAPays-Bas que Boney M a commencé à  exploser, Afaina me le rappelle en me montrant des vinyles de funk brésilienne : « J’ai beaucoup voyagé en Europe et le message que je veux donner aux gens qui passent dans ce quartier, c’est qu’on peut s’amuser au Red Light District autrement, avec tout ce qu’on aime. Nous on aime la culture de la street, le hip-hop, le graff, la mode, la photo, la lecture, et bien d’autres choses qui nous construisent. Tu es venu ici, t’es entré ici parce que tu ressentais des choses, c’est aussi ça qu’on aime; La street c’est le partage. »  Thomas plie les t-shirts qu’ils viennent de recevoir, « on s’entend aussi très bien avec les gars de Red Light Radio installés pas loin. »

DCIM100MEDIAAfaina raconte l’histoire du local qu’elle a repris il y a deux ans : « Regarde à l’entrée, il y avait trois filles, et là où tu es assis, c’étaient les lits ». Son rapport avec la prostitution tourne autour d’une « duality. » « Je suis née ici, je baigne dans cette ambiance depuis toujours, dans cet Amsterdam que tu découvres, j’ai grandi avec l’idée que c’était normal, mais des fois, il m’arrive de me poser des questions sur ce sujet, je me dis quand même que c’est étrange des vitrines, c’est peut-être rabaissant même, mais comme j’ai beaucoup voyagé, je peux juste dire que la sécurité est assurée ici, c’est déjà ça. Quand on met des règles sur ce sujet, je pense que c’est mieux. Après, interdire, c’est aussi un point de vue, mais il ne faut pas qu’elles finissent dehors, loin des services d’urgences et sans sécurité. »

DCIM100MEDIALa discussion sur le tourisme au quartier rouge bifurque sur l’image que se font les Français de ces coins de rues,  la gérante me coupe en me disant « viens avec moi je vais te montrer un truc, elle sort un petit guide alternatif du quartier qu’elle a mis en place et explique, l’image change, quand j’ai vu que ce truc qu’on a mis en place entre potes était parti à 50 000 exemplaires sans vraiment de grande promotion, je me suis dit qu’il se passait quelque chose dans ce quartier. »

Avoir du succès, être reconnue, une logique qu’elle rechigne à accepter, mais avec le sourire, « non, on ne peut pas dire que je suis célèbre, mais grâce à ce que je fais, je connais beaucoup de monde ici, j’ai fait des petites apparitions à la télé mais rien d’énorme. Si je te dis que je suis un peu reconnue, tu vas rentrer en France, tu vas écrire « ah elle apprécie la célébrité ». » La discussion revient sur ce pays historique de l’Union européenne, Holland or Netherland ? Affaina rigole, « t’es français donc prends le mot le moins long, qu’on comprenne ton accent ! Dis même Pays-Bas, je ne vais pas t’expulser !»

DCIM100MEDIAAfaina se sent totalement néerlandaise, « mes racines sont au Surinam, mais je me sens totalement hollandaise dans la vie que je mène, je n’ai aucun problème avec cette double culture, c’est même un avantage pour moi, une inspiration de plus. » Le voisinage d’ « Ultra de la Rue » n’est pas commun : « Avec mes voisines de gauche, je n’entretiens pas de bons rapports, déjà parce qu’elles sont nombreuses, donc c’est difficile de créer un lien, et en plus celle que je vois le plus souvent, elle est dans son truc, dans sa bulle, ce n’est pas un métier où tu t’ouvres facilement, j’imagine que c’est pas des moments que tu partages facilement avec le voisinage. Par contre celle du côté droit est plus gentille, on discute parfois, on se dit bonjour. »

Mais pourquoi « Ultra de la Rue » ?  Thomas aime la sonorité de la DCIM100MEDIAlangue française et me montre tous les vinyles  de musique créole qu’il possède. Il explique la différence entre le public français et néerlandais : « J’ai fait un concert de soul à La Villette et le public était incroyable, les gens criaient, bougeaient comme des fous, un truc que tu ne retrouves pas ici. On est dans la retenue nous, vous, vous êtes des dingues » Afaina poursuit, « on recherchait un nom qui percute, et même si on ne comprend pas bien, la langue française nous parle. On s’est dit « ultra » c’est cool, on a aussi vu que  les jeunes Français américanisaient beaucoup les mots, nous on aime bien entendre le français old school et puis « de la rue » parce que tout vient de la rue. »

DCIM100MEDIAL’Europe n’est pas un sujet tabou ici, même s’il y a une légère crispation qui s’installe : « Je me sens européenne, toutes les cultures que nous avons découvertes dans toute l’Europe nous ont inspirées mais aujourd’hui je pense que nous n’avons plus besoin vraiment d’institution pour être connectés entre nous. Regarde, tu vas avoir envie de rester en contact avec nous, on va s’envoyer nos mails, on ne passe pas par des institutions qu’on ne comprend pas vraiment (…) Depuis l’accélération des élargissements je ne comprends plus vraiment comment ça fonctionne. On est en concurrence avec les États-Unis qui déclinent, on a la Chine aussi. Ce monde est assez complexe pour que j’essaie de comprendre l’Europe. Par exemple, moi j’ai un problème avec les pesticides et je ne suis pas sûre que l’UE assure la qualité de mon alimentation, à qui je m’adresse ? Ils sont tous en compétition et je ne suis pas sûre que la qualité de la nourriture va s’améliorer en Europe. »

Thomas ajoute, « on ne se sent pas assez représentés, il y a une poussée des populistes aux Pays-Bas, mais je suis sûr que la France n’est pas épargnée, regarde la Grèce… Il y aussi eu des émeutes en Suède, c’est surprenant de loin et ça montre que nous ne sommes pas dans un climat apaisé ». Après avoir écouté avec intérêt la genèse du Bondy Blog, Afaina enchaîne : « moi, j’aurais pu me dire, tiens aux Pays-Bas, les Verts sont intéressants, mais c’est un petit parti qui se rallie au centre dans les grands rendez-vous. Ils sont là, ils gueulent, mais après les accords signés, on ne les entend plus, ils ont d’un coup plus de mémoire. Je trouve que c’est dommage pour eux de se rallier à un parti plus fort pour des postes. En plus, faut que tu saches que le centre-droit aux Pays-Bas c’est une bonne droite plutôt. »

La visite des lieux continue, Afaina montre une photo de la Tour 13,DCIM100MEDIA « tu es obligé de connaître. » L’échange tourne autour de nos influences artistiques, d’un tableau de Jacques-Louis David, au dernier album de Nas. « A l’époque, j’ai beaucoup écouté le Saïan Supa Crew, j’aimais bien leur musicalité. Après, je sais que ça n’a rien à voir mais j’écoute un peu Booba, il chantonne avec ses muscles je trouve ça marrant, il y a toujours un truc à prendre de ces artistes, même si en apparence tu te dis « oh le gangster. » Il ne faut pas s’arrêter à ça, faut  approfondir et être curieux ». Au moment de prendre une photo, Thomas demande d’attendre un peu, « je vais chercher mon chapeau français ! »

En sorDCIM100MEDIAtant des lieux,une négociation se joue dehors. Le jeune touriste anglais hésite et finalement entre dans la cabine. Le dernier rideau est tiré à presque 15h30. Il n’y a pas de fumée d’usine dans la rue Oudekekrsplein, mais le travail n’est pas moins rude. Le soleil transperce l’unique vitrine, celle de l’amour artistique de la rue. Les hommes de tous les âges, de toute l’Europe et du monde sortent en rythme discontinu de ces fast-food de l’orgie, avec pour certains, ce dégoût universel de l’après jouissance facile.

Saïd Harbaoui

 

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