Mahmoud, Sénégalais, est né  dans un village. Il se sent « les mains vides », il en a « marre de galérer ».  Encouragé par son instituteur, il a étudié jusqu’à 17 ans. Au lycée de Dakar, il commence à douter de son avenir car il fréquente beaucoup d’étudiants  « qui galéraient ». Sa famille vend du bétail pour payer ses études. Il redoute de ne pas pouvoir rembourser sa dette, à moins de parvenir à trouver du travail dans une administration. Gêné par ses études coûteuses, il abandonne le lycée et il apprend la menuiserie.

Quand son copain Bambo lui décrit la Côte d’Ivoire comme un pays paradisiaque où cela vaut la peine de s’installer, il a envie de partir. Mahmoud, comme quelques autres jeunes avant lui, veut tenter sa chance, « prendre la route sur un coup de tête », avec Bambo. S’il trouve vraiment trop d’obstacles sur son chemin, alors il envisagera de rentrer chez lui. Mahmoud  ne souffle mot de son projet à son entourage, sauf au dernier moment, à deux amis, à une cousine germaine et à son mari. Celui-ci juge ce départ comme « une affaire mal ficelée, bien trop improvisée » mais il lui souhaite néanmoins bonne chance : « Tu es un garçon débrouillard, tu t’en sortiras toujours ».  Mahmoud et Bambou ont mis de l’argent de côté et préparé leur sac à dos. Ils ont pris quelques informations pour ce voyage et ils quittent discrètement leurs familles, leurs amis et leurs petites amies le 17 septembre 2002.

Abandon de la destination Côte d’Ivoire, « terre promise » en guerre

Dès la première frontière entre le Sénégal et le Mali, les difficultés commencent. N’ayant pas de passeport, Mahmoud montre sa carte d’identité : les douaniers maliens en profitent pour demander un pourboire. Le coup de tampon officiel vaut 300 francs CFA en 2002. Les douaniers trouvent toujours des prétextes pour exiger 2 000 francs CFA de la part de chaque étranger, soit 3 euros, une somme non négligeable pour un modeste sénégalais. Une fois parvenu au Mali, des policiers prennent tous les papiers. Pour les récupérer, il faut « payer le thé ».

Dès la première gare étrangère, à Bamako, des rabatteurs  veulent bombarder Mahmoud et Bambo d’informations payantes, pour gagner leur vie. Méfiants, les jeunes gens trouvent des renseignements auprès d’un compatriote, Cissé. Celui-ci leur confirme l’existence d’une guerre entre les Ivoiriens du Nord et ceux du Sud. Il leur conseille la formule la moins coûteuse : aller au Niger puis d’atteindre la Libye où ils trouveront du travail. « Une fois en Libye, vous serez à quelques heures de bateau de l’Europe », conclut Cissé.

Les informations de Cissé ont permis d’échapper à « l’escroquerie du garage » : les rabatteurs vendent des « billets » pour Gao face à un bus surmonté de « bagages » remplis de chiffons, et ne possédant même pas de moteur ! Inutile de porter plainte : les policiers sont complices…

En direction de la Libye pour rejoindre l’Europe et « réussir »

Mahmoud et Bambo atteignent Niamey à minuit. Les voyant dans l’embarras pour se loger, leur chauffeur les héberge pour la première nuit. L’entraide existe aussi sur la route… Au Niger, un « coxeur » ou chef de voyage a l’habitude de négocier aux différents contrôles de police et de se faire payer chaque fois. Dans ce pays, quand les voyageurs se rapprochent d’une ville, même située à des centaines de kilomètres de la frontière,  ils se heurtent à un barrage et ils doivent dégarnir leur bourse. A chaque contrôle, on leur promet que c’est la dernière fois qu’ils payent ! Le Burkina Faso est le seul pays où on ne les rackette pas. Un jour, n’ayant plus un sou, Bambo paye pour Mahmoud qui se fait gifler et reçoit des coups de pieds aux fesses.

Les deux garçons vivent pendant six mois à Agadez, dans un foyer. Le chef de foyer des Sénégalais marchande ses services aux nombreux compatriotes voyageurs et il gagne des sommes confortables. Les étrangers ne trouvent quasiment pas de travail, eux, et ils souffrent régulièrement de la faim. Les compatriotes forment de petits groupes pour s’entraider.

Bambo poursuit son chemin en camion mais, après la fermeture de la frontière libyenne, les chauffeurs abandonnent leurs clients. Ceux qui ne peuvent plus payer le retour meurent par dizaines. Bambo rentre, après avoir passé un mois presque sans nourriture, mais il ressemble à un spectre. Il retrouve la santé grâce aux bons soins de la patronne de Mahmoud.

Mahmoud séjourne pendant six mois à Sebha, au Niger.  Petit à petit, les foyers évoluent en ghettos organisés selon une discipline presque militaire. Ils sont dirigés par d’anciens clandestins devenus des truands.

Un an et demi de galère après un séjour peu lucratif à Alger

Mahmoud reste une semaine à Alger. Il y travaille mais, malgré la proposition d’une Malika un peu amoureuse de lui, il n’envisage pas de s’établir dans ce pays, jugeant les habitants « trop classiques ». Il ne pourrait pas s’habituer à des mœurs « trop strictes » pour lui. Il aurait pu prolonger son séjour pour gagner la somme nécessaire pour passer le détroit de Gibraltar. Cela lui aurait peut-être permis d’atteindre l’Europe dix-huit mois plus tôt.

Mahmoud poursuit sa route et rejoint un nouveau ghetto. Les clandestins courageux cherchent un travail. Les autres s’engagent dans le bizness de la frontière : ils s’inscrivent sur des listes d’attente pour obtenir une fonction (cuisinier, sentinelle, policier…) à l’intérieur du ghetto pour rejoindre gratuitement le Maroc.

Les campements  sont régulièrement victimes de razzias de biens et de personnes. Des clandestins sont raflés et les bidonvilles sont complètement détruits par les gendarmes marocains. Les policiers marocains sont payés par l’Union européenne pour chaque clandestin déporté, ce qui explique leur zèle.

Mahmoud séjourne ensuite une quinzaine de mois dans le ghetto de Ceuta car la frontière hérissée de barbelés tout en hauteur est finalement très difficile à franchir. Les clandestins s’organisent. Le 29 septembre 2005, ils se regroupent par centaines pour briser le grillage. Une fusillade a lieu de part et d’autre de la frontière, faisant des blessés ; on compte 5 à 13 morts. Environ 300 personnes sont parvenues à franchir la frontière. Mahmoud a atteint l’enclave espagnole du Maroc. Il est blessé à une jambe mais il est recueilli dans un CETI,  Centre de séjour temporaire pour immigrants. Là, on l’opère et on le soigne. On l’aide aussi à atteindre l’Espagne. En février 2006, il se retrouve à Séville.

Mahmoud a réussi à survivre

Enfin arrivé sur le territoire européen, Mahmoud croit que ses difficultés vont disparaître. « Ici, c’est plus difficile que ce qu’on croit chez nous », l’avertit un ancien clandestin. Dans un premier temps, Mahmoud est logé dans un squat. Rapidement, il trouve un hébergement dans un foyer. Il vit de travaux temporaires et variés. Onze mois après son arrivée, il entame une procédure pour obtenir ses papiers et pouvoir ainsi travailler plus facilement. En mars 2008, la crise économique s’aggrave et il ne trouve plus de boulot. Des amis le dépannent financièrement. Puis ils l’aident même à proposer ses services dans un restaurant où il est accepté. D’anciens compatriotes peinent eux aussi.  Faly, à Alméria depuis près de 5 ans, n’a toujours pas de papiers. « Tout au long de mon voyage, j’étais loin d’imaginer que la vie en Europe puisse être aussi compliquée », raconte Mahmoud. Il n’a plus de nouvelles de plusieurs clandestins. Il a gardé le contact avec quelques compagnons de voyage qui aujourd’hui vivent très simplement.

Néanmoins Mahmoud mesure sa chance : il est vivant. Car il a appris une terrible nouvelle : Bambo s’est noyé dans le détroit de Gibraltar.

Les Africains croient les Européens riches

Les Africains pensent que les Européens sont riches mais seule une petite minorité l’est vraiment. Les Africains croient qu’ « avec de la volonté, tu peux tout obtenir, surtout de l’argent ». Or la plupart des gens travaillent pendant une quarantaine d’années « pour survivre » ou au mieux pour rembourser le crédit de leur logement.  Une partie des espagnols sont même morts avant d’avoir terminé de payer ce crédit : la banque « les possède », constate Mahmoud. En Espagne, si on reste au chômage plus de 3 mois, on ne peut plus toucher d’allocations. La vie européenne n’est donc pas si aisée… Sept ans après son départ, Mahmoud n’a pas réussi à réunir la somme nécessaire à l’achat d’un billet d’avion pour Dakar. Ses amis l’aident financièrement pour son anniversaire et il peut partir retrouver ses proches.

La plupart des Africains temporairement de retour au pays apportent des cadeaux. Ils cachent leurs soucis quotidiens à leurs proches : la pression sociale est forte. Ce qui entretient l’illusion de la belle vie européenne. Les Africains pensent que leurs compatriotes ne se sont pas enrichis en Europe parce qu’ils ont manqué  d’initiative. Ceux-ci  sont des perdants. Ils portent malheur, donc on les évite. Si on essaie d’expliquer que la vie européenne a ses difficultés, on a du mal à vous croire.

« J’en suis même venu à regretter mes choix »

Pour voyager jusqu’en Espagne, Mahmoud estime qu’il a payé « une petite fortune », il ne sait même pas combien précisément. Le désir d’aider financièrement sa famille était primordial. Il souhaitait « changer d’existence », mais il réalise aujourd’hui que son sort n’était « pas si mal ». Il n’avait jamais souffert de la faim. Les années de mauvaise récolte, les familles riches donnaient leur surplus aux plus démunis. Et contrairement aux clichés,  la guerre ne sévissait pas non plus : « Ma mère a vécu toute sa vie sans entendre le moindre sifflement de balle », reconnaît-t-il. Au bout de trois ans en Espagne, contrairement à ses espoirs en Afrique, il ne possède ni logement ni voiture. Le niveau des salaires est faible, le coût de la vie est élevé. Mahmoud a beaucoup de mal à faire quelques économies pour aider sa famille. Quand des amis d’enfance, devenus fonctionnaires au Sénégal, lui parlent de leur projet d’émigration, Mahmoud les en dissuade. Il a pourtant confié ses problèmes à ses amis qui l’ont cru. Mahmoud les encourage plutôt à « savourer la vie africaine ».

Les Andalous disent qu’ils ont du sang africain dans les veines. Cela se voit dans « les larges bandes d’amis au sein desquelles tu te sens en famille. Ici, je me sens très entouré, très présent », analyse Mahmoud qui reste à Séville pour cette raison. « De retour au Sénégal, j’en suis même venu à regretter mes choix », reconnaît-il. Il n’est pas sûr de vouloir vieillir en Andalousie. Finalement, il décide de demander sa naturalisation pour avoir la liberté de séjourner au Sénégal et en Espagne. Il choisit aussi de faire une formation en menuiserie pendant trois ans « pour ne pas repartir les mains vides » si un jour il retourne dans son pays natal.

Ce récit de Mahmoud m’a impressionnée par son analyse fine des comportements humains, des mécanismes sociaux et politiques en jeu, et par sa sincérité. A consommer sans modération…

Marie-Aimée Personne

« Dem ak xabaar » Partir et raconter : récit d’un clandestin africain en route vers l’Europe », par Mahmoud Traoré et Bruno Le Dantec, Ed. Lignes, oct. 2012, 318 p.

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