A 19h00, il n’y a plus de chaise libre. Les derniers arrivés restent debout, au fond de la salle, face à Ariane Chemin, et Faïza Zerouala (journaliste et blogueuse au Bondy Blog) qui anime la masterclass. Les deux journalistes ont travaillé ensemble l’été dernier, à quatre mains, sur la nouvelle génération Gaza qui manifestait à Paris pendant l’opération Bordure protectrice. Les regards complices qu’elles échangent laissent deviner la nature de leur collaboration dans le prestigieux quotidien national.
Le silence règne quand Ariane Chemin raconte ses débuts. Pas d’école de journalisme sur son CV mais des études de lettres puis Sciences Po. Elle met les pieds au Monde pour un stage, où elle est arrivée en retard le premier jour. Un passage au supplément TV s’ensuit. Puis l’épuisante rubrique politique, aux côtés des membres peu connus de la « Gauche mouvementiste »,  devenus ministres en 1997. Un des papiers qui l’a marquée est né dans cette période, celui qui força Lionel Jospin à avouer son passé trotskiste nié depuis toujours. Elle met fin au journalisme politique après sept années, « je les connaissais trop et j’étais trop ironique ». Ariane Chemin entre alors au service infos générales puis devient grand reporter.
Blogueurs tout ouïe.
20150519_191449Ils se délectent du récit de la grand reporter et s’interrogent sur sa vie de journaliste. A commencer par Ilyès qui se demande comment elle peut nouer des contacts quand elle doit gérer autant de papiers différents. Elle répond que « le privilège de l’âge et le crédit d’être au Monde sont une carte de visite qui vous aide ». Faïza l’interroge aussi sur les clés pour ne pas se fâcher avec les gens. « Ça peut être assez violent ». Elle reste tout de même étonnée que « plus on fait des papiers qui peuvent déplaire, plus on a du crédit ».
Les conseils fusent au cours des échanges avec les blogueurs avides des propos de la journaliste, qui, tout en jouant sans cesse avec ses deux bracelets, parle de son parcours avec humilité. Ils sont directs quand elle dit qu’il faut toujours continuer à s’indigner. Ou sous-jacents quand elle revient sur sa relation avec Irène Frachon, son amie d’enfance, qui n’est autre que le médecin-clé de l’interdiction du Médiator (un médicament qui serait responsable de valvulopathies et du décès de centaines de patients). Elle a préféré ne pas écrire sur cette affaire, parce qu’elle la connaissait trop. La journaliste aborde aussi l’importance du croisement des sources, pour que les jeunes blogueurs ne commettent pas ses quelques erreurs de débutante, « il ne faut pas croire une seule personne ».
Ariane Chemin est tout sourire, quand elle raconte les anecdotes cocasses de son quotidien de journaliste. Parmi elles, sa rencontre avec Nicolas Sarkozy, au hasard d’un rendez-vous avec un contact à l’Élysée. Le ton employé par le Président ne lui a pas plu. Et c’est poings sur les hanches qu’elle rejoue le moment où, toute tremblante, elle a dit à celui qui n’aimait pas son journalisme « C’est incroyable la façon dont vous parlez aux gens, vous êtes très impoli ».
L’actualité, Ariane Chemin en fait aussi des livres.
Il y a eu La Femme fatale sur Ségolène Royal, publié chez Albin Michel au lendemain de l’élection présidentielle de 2007. Avec Raphaëlle Bacqué, sa voisine de bureau au Monde, elles ont eu envie d’écrire sur ce « personnage fascinant, avec pleins de choses amusantes à raconter ». C’est avec cette acolyte qu’elle publie aussi Les Strauss-Kahn, dans la même maison d’édition en juin 2012. Elles enquêtent sur le Sofitel, le Carlton, la politique et la communication, pour décrire leur « histoire folle mais vraie ». Le dernier livre-enquête en date est Le Mauvais génie, publié chez Fayard en mars 2015, co-signé avec Vanessa Schneider, également journaliste au Monde. Elles y racontent la vie de Patrick Buisson, l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy qui enregistrait secrètement les conversations à l’Élysée. Un papier de 9500 signes ne lui a pas suffi, il fallait creuser sur « l’homme qui a déréglé le logiciel de la droite française ».
Le dernier jour de Bouna Traoré et Zyed Benna.
Place à l’exercice pratique de la masterclass. Il consiste à analyser son article publié le 7 décembre 2005, concernant Zyed et Bouna. Ce papier, elle a voulu l’écrire car elle a senti un loup dans cette affaire, où le 27 octobre 2005, les jeunes Zyed Benna et Bouna Traoré sont morts électrocutés et Muhittin Altun a été gravement brûlé, dans le transformateur EDF où ils s’étaient réfugiés pour éviter un contrôle de police.
La précision de son récit donne l’impression de marcher à ses côtés, dix ans plus tôt, dans les rues de La Pama et du Chêne-Pointu à Clichy-sous-Bois. Calepin en poche, elle est venue seule, se faire raconter l’histoire du quartier. « Vos journées, vos vacances, ce que font vos parents », de simples et primordiales questions pour celle qui accorde beaucoup d’importance aux détails. « Poser des questions pour essayer de voir ce à quoi vous n’avez pas pensé. Le journalisme, c’est essayer de penser contre soi-même, contre ce qu’on connaît ». Au cours de son reportage, elle est revenue cinq ou six fois dans le quartier, et repartait toujours avec de nouveaux éléments. Elle a aussi accompagné Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, avocats des familles, pour une reconstitution du trajet des jeunes menée comme des détectives.
La description de son reportage révèle les clés de la réussite de ce papier, qui ressurgit les 27 octobre, date de la mort des deux adolescents. Et dernièrement ce lundi 18 mai, où le juge a prononcé la relaxe des policiers.
La grand reporter n’a pas vu les funestes résurrections de son papier. Longtemps méfiante des réseaux sociaux, elle s’est mise à tweeter l’été dernier. Aujourd’hui, elle lit énormément d’articles via Twitter. Un nouvel outil dans le journalisme en pleine mutation. Elle ne manque pas de rassurer les blogueurs avec son avis optimiste sur l’avenir de la profession. « Je ne sais pas quel sera mon métier dans deux ans mais il y aura toujours de l’information ».
Pendant deux heures, Ariane Chemin a partagé avec simplicité la magie de son métier. Elle n’a pas manqué d’insuffler un encouragement discret par ces quelques mots : « Il ne reste pas grand chose de cet hiver de flammes. Si, le Bondy Blog et c’est beaucoup ».
 
Rouguyata Sall
 
 
 

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