Épisode 1
Cette nuit là, il y avait eu de la pluie, puis le ciel s’est découvert de son manteau, l’air doux, quasi-chaud, a emballé la ville. C’est une nuit particulière. Les voitures se précipitent dans les flaques tièdes, mouillant les jambes dénudées des passantes, près des passages piétons. Les feux tricolores valsent d’une couleur à une autre. Et son souffle, fort et perturbé, limite impatient, crève le sol. Lui, dans un bureau éclairé par des néons blancs. Une lumière cruelle. Violente. Un néon grésille. Il est gardien de ce foutu parking. Le maître du sous-sol. Il veille, chaque nuit, aux entrées et sorties des employés de France Télévisions. Un bâtiment glauque, posé comme une brique, près de la Seine. « Après avoir démissionné de l’Éducation nationale, une amie m’a proposé ce poste.  » C’était le temps de passer à autre chose. Une transition, ils appellent ça dans les grandes sphères. Les nuits passent, il lit. De la philosophie. Et puis, les voitures jouent aux princesses, elles défilent, les unes après les autres, lovées dans de belles carrosseries. Des berlines scintillantes, des espaces défaits. Inconnus et connus s’engouffrent dans le parking. « Quand je voyais Dechavanne, je lui demandais trois fois sa carte . » Comme ça, pour se marrer. Les nuits s’éternisent. Le jour peine à arriver jusqu’à lui. Mais, un jour, le chamboulement du monde, l’électrochoc. « Il y avait des bateaux français bloqués dans le golfe Persique.  » Les médias courent après le vide. Personne n’a aucune trace, aucune preuve. Le Quai d’Orsay dément. Lui, l’employé d’en bas, prend l’affaire à cœur. Deux nuits, une vingtaine d’heures, à décrocher son téléphone. Contacter, au bout du monde, un loueur de bateaux. Lui promettre que le Quai d’Orsay est au courant. Et l’enregistrer dire : « Oui, nous avons des bateaux dans le golfe Persique.  » Il garde soigneusement l’enregistrement. Comme la seule preuve que personne n’a. Lui l’a, entre les mains. Il sort de sa case, monte à la rédaction de France 2. Il ne connait personne. Sa voix, puissante mais sûrement timide, grince : « J’ai un enregistrement qui prouve que des bateaux français sont dans le golfe Persique.  » Les chefs, en costumes impeccables, bandent de joie. Le petit invisible devient le grand inattendu. Celui qu’on attendait pas et qui débarque de nulle part. « Au fait, tu viens d’où toi ?  » Il vient d’en bas, mais ne le dit pas.

Episode 2
Une table. Et tous autour. Ils parlent, en mangeant des croissants. De l’économie qui dégringole, de Mitterrand, le président, qui perd son souffle. La discussion s’allonge sur des heures. Il n’y a ni début, ni fin. Le chef préside, tel un aigle en son royaume. Lui, le petit employé d’en bas est devenu journaliste au service de politique étrangère. Il n’y a pas de sous-métier. « J’étais le larbin pour faire les cabines.  » Ses tontons de travail lui apprennent à écrire. Pas à écrire comme on apprend en primaire, mais à écrire, avec élégance, avec fulgurance. « Mais ce temps est révolu. Maintenant, pour être journaliste, il suffit d’imiter.  » Il parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Celui des années 1990. Le début d’une nouvelle ère. La télé, là où il prend ses aises, s’autorise la liberté. Elle déchire les limites. C’est le temps des premiers temps d’Envoyé Spécial. « Je voulais me frotter à un tabou journalistique : faire du cinéma en racontant le réel .  »  Il veut faire du cinéma en racontant le réel. Il commence. Il abandonne. Mais la chaîne s’acharne, noyée dans un vent de possible. Elle demande à Youssef Chahine, Woody Allen de réaliser des reportages. La fiction s’invite dans l’actualité. Pari gagné.

Episode 3
C’est un bond. D’un pont à l’autre. Un bond à rebond. Un beau matin, il se retrouve dans un bureau. « Il m’a proposé le service culturel de la rédaction.  » Celui qui a commencé par enseigner la musique, passé par les entrailles des sous-sols, se retrouve chef.  Il est un ovni. Ni plus, ni moins. « Je les ai emmenés à mes concerts. On a été voir The Roots, on a interviewé Snoop Dogg.  »  Ceux qu’ils ne connaissent pas. Lui s’amuse, prend son rôle au sérieux. « La télé a un complexe vis-à-vis des artistes. Et elle sent que les artistes ne l’aiment pas.  »

Episode 4
L’hurluberlu migre. Il s’en va vers d’autres planètes à fouetter, tout en restant dans sa maison. Il doit voler ailleurs. Avoir sa case, signée par son nom, signée par sa voix. Arlette Chabot et Rachid Arhab lui propose un trou. Il peut y entrer, se mettre à l’aise, c’est le sien, le samedi après-midi, dans un magazine après le journal. 13h15 le samedi naît ainsi. Et il s’y loge. Prend ses marques. « C’était la campagne 2007, je faisais, chaque semaine, le mot de campagne de la semaine.  »  Au fond, l’idée de la fiction dans le réel, le réel dans la fiction, lui fracasse encore le crâne. Il crée Mon œil. Une séquence d’images dénichées dans tous les coins, dans des films, séries (il adore les séries américaines, il regarde pas les séries françaises, il a vu The Wire, ça l’a transformé), documentaires.  « J’utilise l’inconscient des images.  » Des images commentées et en rapport, chaque semaine, avec l’actualité. « Il faut décaler le commentaire et les images.  » Mon œil sont devenus nos yeux. La seule bouffée de liberté à la télé. Il faut la regarder, la respirer, la dévorer. Sans faim, sans fin. Et pourtant, demain, samedi, ce sera le dernier épisode. Mon œil cessera de battre. Désormais, il faudra apprendre à regarder sans lui. Merci.

Bonus
« J’ai la passion du télé-achat. »
« Il y a 393 journalistes à la rédaction, je suis le plus heureux. »

Mehdi Meklat et Badroudine Said Abdallah

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